principe à ce jugement[1]. Par exemple, lorsque l’on juge qu’un bâton qui paraît courbé dans l’eau l’est en effet, ce jugement est fondé sur cette proposition générale et fausse, que ce qui paraît courbé à nos sens est courbé en effet, et ainsi enferme un raisonnement, quoique non développé. En considérant donc généralement les causes de nos erreurs, il semble qu’on puisse les rapporter à deux principales : l’une intérieure, qui est le déréglement de la volonté, qui trouble et dérègle le jugement ; l’autre extérieure, qui consiste dans les objets dont on juge, et qui trompent notre esprit par une fausse apparence. Or quoique ces causes se joignent presque toujours ensemble, il y a néanmoins certaines erreurs où l’un paraît plus que l’autre ; et c’est pourquoi nous les traiterons séparément.
I. Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu’à une autre, on trouvera que ce n’est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d’amour-propre, d’intérêt ou de passion. C’est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c’est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses non par ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu’elles sont à notre égard[2] ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose[3].
Il n’en faut point d’autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues par tout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux d’une nation ou
- ↑ Remarque d’une psychologie ingénieuse et vraie. Certains psychologues de l’Allemagne moderne vont jusqu’à soutenir qu’une sensation enveloppe déjà un raisonnement.
- ↑ Ces remarques rappellent des passages analogues de Montaigne.
- ↑ C’est ce que soutenaient dans l’antiquité les sophistes, tels que Protagoras. Voir le Protagoras de Platon.