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Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/290

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VI. L’esprit des hommes n’est pas seulement naturellement amoureux de lui-même, mais il est aussi naturellement jaloux, envieux et malin à l’égard des autres[1] : il ne souffre qu’avec peine qu’ils aient quelque avantage, parce qu’il les désire tous pour lui ; et comme c’en est un que de connaître la vérité et d’apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire : ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.

Ainsi, comme l’amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C’est une opinion que j’ai inventée, c’est celle de mon ordre, c’est un sentiment qui m’est commode, il est donc véritable ; la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n’est pas moins absurde : C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux ; ce n’est pas moi qui ai fait ce livre, il est donc mauvais.

C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, et qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui pourraient les persuader et à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. Ils sont toujours en garde contre la vérité, et ils ne pensent qu’aux moyens de la repousser et de l’obscurcir ; en quoi ils réussissent presque toujours, la fertilité de l’esprit humain étant inépuisable en fausses raisons.

Quand ce vice est dans l’excès, il fait un des principaux caractères de l’esprit de pédanterie, qui met son plus grand plaisir à chicaner les autres sur les plus petites choses et à contredire tout avec une basse malignité ; mais il est souvent plus imperceptible et plus caché, et l’on peut dire même que personne n’en est entièrement exempt, parce qu’il a sa racine dans l’amour-propre, qui vit toujours dans les hommes.

La connaissance de cette disposition maligne et envieuse qui réside dans le fond du cœur des hommes, nous fait voir qu’une des plus importantes règles qu’on puisse

  1. On reconnaît ici la doctrine janséniste sur le péché originel et sur la malignité naturelle de l’homme.