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Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/391

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d’en perdre un, il est aussi neuf fois plus probable, à l’égard de chacun, qu’il perdra son écu et ne gagnera pas les neuf. Ainsi, chacun a pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu et un seul de gagner les neuf écus : ce qui met la chose dans une parfaite égalité.

Tous les jeux qui sont de cette sorte sont équitables, autant que les jeux peuvent l’être, et ceux qui sont hors de cette proportion sont manifestement injustes ; et c’est par là qu’on peut faire voir qu’il y a une injustice évidente dans ces espèces de jeu qu’on appelle loteries, parce que le maître de loterie prenant d’ordinaire sur le tout une dixième partie pour son préciput, tout le corps des joueurs est dupé de la même manière que si un homme jouait à un jeu égal, c’est-à-dire où il y a autant d’apparence de gain que de perte, dix pistoles contre neuf. Or, si cela est désavantageux à tout le corps, cela l’est aussi à chacun de ceux qui le composent, quoiqu’il arrive de là que la probabilité de la perte surpasse plus la probabilité du gain que l’avantage qu’on espère ne surpasse le désavantage auquel on s’expose, qui est de perdre ce qu’on y met[1].

Il y a quelquefois si peu d’apparence dans le succès d’une chose, que quelque avantageuse qu’elle soit, et quelque petite que soit celle que l’on hasarde pour l’obtenir, il est utile de ne pas la hasarder. Ainsi, ce serait une sottise de jouer vingt sols contre dix millions de livres, ou contre un royaume, à condition que l’on ne pourrait le gagner qu’autant qu’un enfant arrangeant au hasard les lettres d’une imprimerie composât tout d’un coup les vingt premiers vers de l’Énéide de Virgile[2] : aussi, sans qu’on y pense, il n’y a point de moment dans la vie où l’on ne le hasarde plus qu’un prince ne hasardera son royaume en le jouant à cette condition.

Ces réflexions paraissent petites, et elles le sont en effet

  1. Ce sont les raisons scientifiques pour lesquelles notre législation interdit en principe les loteries.
  2. Comparez les réflexions de Fénelon dans la première partie du Traité de l’existence de Dieu.