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Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/436

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Il n’est pas absolument nécessaire, pour agir dans l’imagination des autres, d’avoir quelque autorité sur eux et qu’ils dépendent de nous en quelque manière ; la seule force d’imagination suffit quelquefois pour cela. Il arrive souvent que des inconnus qui n’ont aucune réputation, et pour lesquels nous ne sommes prévenus d’aucune estime, ont une telle force d’imagination, et par conséquent des expressions si vives et si touchantes, qu’ils nous persuadent sans que nous sachions ni pourquoi ni même de quoi nous sommes persuadés. Il est vrai que cela semble fort extraordinaire, mais cependant il n’y a rien de plus commun.

Or cette persuasion imaginaire ne peut venir que de la force d’un esprit visionnaire qui parle vivement sans savoir ce qu’il dit, et qui tourne ainsi les esprits de ceux qui l’écoutent à croire fortement sans savoir ce qu’ils croient. Car la plupart des hommes se laissent aller à l’effort de l’impression sensible qui les étourdit et les éblouit, et qui les pousse à juger par passion de ce qu’ils ne conçoivent que fort confusément. On prie ceux qui liront cet ouvrage de penser à ceci, d’en remarquer des exemples dans les conversations où ils se trouveront, et de faire quelques réflexions sur ce qui se passe dans leur esprit en ces occasions. Cela leur sera beaucoup plus utile qu’ils ne peuvent se l’imaginer.

Il n’est pas nécessaire d’apporter ici des exemples particuliers de ces choses, car on ne se trouve presque jamais une seule heure dans une compagnie sans en remarquer plusieurs, si l’on y veut faire un peu de réflexion. La faveur et les rieurs, comme l’on dit ordinairement, ne sont que rarement du côté de la vérité, mais presque toujours du côté des personnes que l’on aime. Celui qui parle est obligeant et civil ; il a donc raison. Si ce qu’il dit est seulement vraisemblable, on le regarde comme vrai ; et si ce qu’il avance est absolument ridicule et impertinent, il deviendra tout au moins fort vraisemblable. C’est un homme qui m’aime, qui m’estime, qui m’a rendu quelque service, qui est dans la disposition et dans le pouvoir de m’en rendre, qui a soutenu mon sentiment en d’autres occasions : je serais donc un ingrat et un imprudent si je m’opposais aux siens et si je manquais même à lui applaudir. C’est ainsi qu’on se joue de la vérité, qu’on la fait servir à ses intérêts et qu’on embrasse les fausses opinions les uns des autres.

Un honnête homme ne doit point trouver à redire qu’on