Aller au contenu

Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/70

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La seconde raison qui rend l’étude des catégories dangereuses est qu’elle accoutume les hommes à se payer de mots, à s’imaginer qu’ils savent toutes choses lorsqu’ils n’en connaissent que des noms arbitraires qui n’en forment dans l’esprit aucune idée claire et distincte, comme on le fera voir en un autre endroit.

On pourrait encore parler ici des attributs des Lullistes[1], bonté, puissance, grandeur, etc. ; mais en vérité c’est une chose si ridicule, que l’imagination qu’ils ont, qu’appliquant ces mots métaphysiques à tout ce qu’on leur propose, ils pourront rendre raison de tout, qu’elle ne mérite seulement pas d’être réfutée.

Un auteur de ce temps[2] a dit avec grande raison que les règles de la logique d’Aristote servaient seulement à prouver à un autre ce que l’on savait déjà, mais que l’art de Lulle ne servait qu’à faire discourir sans jugement de ce qu’on ne savait pas. L’ignorance vaut beaucoup mieux que cette fausse science qui fait que l’on s’imagine savoir ce qu’on ne sait point. Car, comme saint Augustin a très-judicieusement remarqué dans le livre de l’Utilité de la créance, cette disposition d’esprit est très-blâmable pour deux raisons : l’une, que celui qui s’est faussement persuadé qu’il connaît la vérité, se rend par là incapable de s’en faire instruire ; l’autre, que cette présomption et cette témérité est une marque d’un esprit qui n’est pas bien fait : Opinari, duas ob res turpissimum est : quod discere non potest qui sibi jam se scire persuasit, et per se ipsa temeritas non bene affecti animi signum est[3]. Car le

  1. Raymond Lulle, né à Palma dans l’île Majorque (1234-1313), fut un des esprits les plus aventureux et les plus étranges de son époque. Aussi le surnomma-t-on doctor illuminatus. Après une jeunesse dissolue, il se convertit et se livra à l’étude. Possédé du désir de convertir les infidèles, il passa trois fois en Afrique, et la dernière fois il y trouva le martyre. Raymond Lulle avait pris à tâche de vulgariser la science des Arabes et de créer une méthode universelle qu’il nommait le grand art, ars magna. C’est une classification et une notation de toutes les catégories de la pensée, de tous les genres et de toutes les espèces, avec leurs combinaisons possibles, comme celles des nombres dans la table de Pythagore. Au moyen de cercles qui tournent autour d’un même centre, les sujets et les attributs de toutes sortes viennent se placer l’un devant l’autre pour former des propositions, et les propositions se combinent pour former des syllogismes : c’est une machine à penser. Voir, sur Raymond Lulle, notre Histoire de la philosophie, p. 211.
  2. Descartes. Discours de la Méthode, IIe partie, page 16.
  3. Saint Augustin, De Utilitate credendi, ch. XI.