Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome V.djvu/201

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134. Il n’y a donc ici aucune apparence de contradiction. Il est vrai qu’en saint Matthieu, après que le Seigneur eut fait cette question aux Juifs : « Lorsque le maître de la vigne viendra, « que fera-t-il à ces vignerons ? » ceux-ci lui répondirent aussitôt : « Il fera mourir misérablement ces misérables, et il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en rendront le fruit en son temps. » Saint Marc, au contraire, ne met point cette réponse dans la bouche des Juifs ; c’est le Seigneur qui parle ainsi, comme se répondant à lui-même : « Que fera donc le maître de la vigne ? Il viendra, exterminera les vignerons, et donnera la vigne à d’autres. » Mais il faut admettre, ou bien que c’est leur réponse même qui a été insérée sans être précédée de ces mots : Ils dirent, ou : Ils répondirent ; ou bien encore que cette réponse est attribuée au Seigneur parce que les Juifs, disant la vérité, n’étaient que les interprètes de la Vérité même.

135. Mais il y a une difficulté plus sérieuse non-seulement saint Luc ne fait point ainsi répondre les Juifs, et comme saint Marc il attribue au Seigneur les paroles qui nous occupent, mais il leur prête une réponse tout à fait contraire et leur fait dire : « À Dieu ne plaise ! » Voici d’ailleurs son texte : « Que leur fera donc le maître de la vigne ? Il viendra et perdra ces vignerons, et donnera la vigne à d’autres. Ce qu’ayant entendu, ils lui dirent : À Dieu ne plaise ! Mais Jésus les regardant, dit : Qu’est-ce donc que ce qui est écrit : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue un sommet d’angle ? » Comment ceux à qui s’adressent ces paroles peuvent-ils dire en saint Matthieu : « Il fera mourir misérablement ces misérables, et il louera sa vigne à d’autres vignerons, qui lui en rendront le fruit en son temps ; » tandis qu’en saint Luc ils contredisent ces mêmes paroles et disent : « À Dieu ne plaise ? » D’ailleurs ce qui suit, ce que dit le Seigneur de la pierre mise de côté par ceux qui bâtissent et devenue un sommet d’angle, est destinée à réfuter les ennemis de cette parabole ; aussi saint Matthieu suppose-t-il que le Seigneur avait affaire à des contradicteurs, lorsqu’il lui fait dire : « N’avez-vous jamais là dans les Écritures : La pierre rejetée par ceux qui bâtissaient est devenue un sommet d’angle ? » Car que signifient ces mots : « N’avez-vous jamais lu », si ce n’est que ces hommes avaient répondu le contraire de ce qu’il avait dit ? Saint Marc l’indique également en citant ainsi les mêmes paroles : « N’avez-vous pas lu dans l’Écriture : La pierre rejetée par ceux qui bâtissaient est devenue un sommet d’angle ? » Cette réflexion d’ans saint Luc vient plus naturellement au moment où ils ont réclamé en s’écriant : « À Dieu ne plaise ! » Elle équivaut en effet à ces expressions qu’on lit dans son texte : « Qu’est-ce donc que ce qui est écrit : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue un sommet d’angle ? » Qu’on dise : « N’avez-vous jamais lu », ou bien : « N’avez-vous pas lu », ou encore : « Qu’est-ce donc que ce qui est écrit ? » c’est toujours la même pensée.

136. Nous devons donc reconnaître que dans la foule des auditeurs, quelques-uns répondirent, comme le rapporte saint Matthieu : « Il fera mourir misérablement ces misérables, et il louera sa vigne à d’autres vignerons ; » d’autres, le mot qu’on trouve en saint Luc : « À Dieu ne plaise ! » Quand donc les premiers eurent répondu au Seigneur, ces autres leur répliquèrent : « À Dieu ne plaise ! » Si saint Marc et saint Luc mettent dans la bouche du Seigneur la réponse de ceux à qui on répliqua : « À Dieu ne plaise ! » c’est que, comme je l’ai déjà dit, la Vérité même parlait par eux ; soit à leur insu, s’ils étaient mauvais, comme Caïphe qui prophétisa sans le savoir, lorsqu’il était grand-prêtre[1] ; soit à bon escient, s’ils comprenaient et avaient la foi. Car parmi eux se trouvait aussi la multitude qui avait accompli cette prédiction du prophète, en venant avec grande pompe à la rencontre du Fils de Dieu, et en criant : « Hosanna au fils de David. »

137. Voici une autre circonstance qui ne doit soulever aucune difficulté. D’après saint Matthieu, les princes des prêtres et les anciens du peuple s’approchèrent du Seigneur et lui demandèrent au nom de qui il agissait, et qui lui avait donné ce pouvoir ; il leur demanda à son tour d’où était le baptême de Jean, du ciel ou des hommes ; et comme ils lui dirent qu’ils ne le savaient pas, il répondit : « Ni moi non plus je ne vous dirai par quelle autorité je fais ces choses. » Immédiatement il ajoute : « Que vous en semble ? Un homme avait deux fils, », etc. Le récit de saint Matthieu continue ainsi sans changer ni les interlocuteurs, ni le lieu de la scène, jusqu’au moment où il est question de la vigne louée aux vignerons. Or, on pourrait en conclure que tout ceci a été dit aux princes des prêtres et aux anciens

  1. Jn. 9, 49-51