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Page:Bédier - Les Fabliaux, 2e édition, 1895.djvu/63

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Sa surprise s’accroîtrait encore d’apprendre qu’il y a cinq siècles, on la contait déjà : on la rencontre, en effet, vers 1260, dans les œuvres du dominicain Etienne de Bourbon[1], et elle dut, à l’époque, entrer comme exemple dans plus d’un sermon de moine mendiant. Étienne de Bourbon l’empruntait lui-même à maître Jacques de Vitry, qui fut archevêque d’Acre, et nous en donne, d’après lui, deux versions : celle du Pouilleux, d’abord, telle que la raconte le paysan de Mistral, puis celle du Pré tondu : un mari, se promenant avec sa femme le long d’un pré, lui dit : « Vois comme ce pré a été bien fauché ! — Il n’a pas été fauché, réplique-t-elle, mais tondu ! » Comme elle ne veut point céder, et que, malgré les coups, elle maintient son dire, son mari lui coupe la langue ; elle, ne pouvant plus parler, imite encore avec ses doigts le mouvement de ciseaux qui s’ouvrent et se ferment : Ideo dicitur Eccl. XXV, d., commorari leoni vel draconi magis placet quam cam muliere venenosa. » Sous cette double forme, Jacques de Vitry avait peut-être rapporté cette historiette d’Orient, d’un de ses voyages en Terre Sainte. Pourtant, au moins sous la forme du Pré tondu, elle vivait bien avant lui en France, en Angleterre : vers 1180, Marie de France la contait en vers ; elle prenait aussi place dans l’un des recueils de fables connus sous le nom de Romulus : le conte y reste le même, sauf ce naïf détail à ajouter à l’histoire des résistances de la femme : comme son mari lui tient la langue avant de la couper et la serre fortement, « plena verba formare non poterat, sed orhipe pro forcipe dixit[2]. » Or, la version de Marie de France et celle du Romulus remontent toutes deux à un texte anglo-saxon vraisemblablement antérieur à la première croisade. — C’est aussi la forme du pré tondu que connaît l’auteur anonyme d’un fabliau du xiiie siècle[3]. — Voici encore notre facétie au moyen âge, sous l’une ou l’autre de ses formes, en vers allemands[4], en prose allemande[5].

  1. Etienne de Bourbon, p. p. Lecoy de la Marche, Paris, 1877. n° 242, 243. Cf. Wright, A sélection of latin stories, t. II, p. 548, p. 12 (le pouilleux) et p. 13 (le pré tondu).
  2. Hervieux, Les Fabulistes latins, t. II, p. 548.
  3. M R, IV, 104
  4. Ad. von Relier, ErzähLungen aus altd. Hss., p. 204.
  5. Pauli, Schimpf und Ernst, p. p. Œsterley, 1866, n° 595.