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Page:Baillon - Histoire d'une Marie, 2è édition, 1921.djvu/15

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autres, pour soutenir celui des siens. Le père se contentait de les avoir faits.

Pas seulement les trois rues qui éloignaient Marie de la plage. La pauvreté est plus longue que trois rues. Marie n’avait pas aperçu deux fois la mer. La mer était là, derrière la digue, pour les étrangers. L’hiver, ceux-ci partis, elle envoyait, par-dessus la ville, des bourrasques ; l’été, elle se donnait aux belles dames et se fût certainement refusée aux filles qui ont pour tout luxe leur cheviotte du dimanche.

Ce que les riches appellent la « saison » devenait pour Marie plus de besogne, quelquefois une tranche de viande, grâce à la mère qui travaillait davantage, plus de tracas aussi, à cause du père. Il connaissait l’anglais et ne refusait pas ses services d’interprète aux villégiateurs bien payants. Seulement, il exigeait de l’argent de poche, parce que l’argent vient à l’argent. Et saoul, le soir, il ramenait, en fin de compte, ses vomissures.

De ses premiers rubans, elle avait gardé une fierté, une finesse d’allure et de goût qui la distinguait de ses frères, des lourdauds engendrés d’une matière plus épaisse, entre des draps moins souples. Elle préférait le chapeau à la casquette. Elle aimait les casseroles qui reluisent, les chambres sans poussière, les habits bien brossés. Quand un régiment passait, elle sentait, au bout des cils, des larmes délicates la piquer : c’était, quoi qu’on en pense, une émotion esthétique.

Cette sensibilité lui venait de sa mère qui n’avait pas toujours été une bête de somme. Par son père, elle savait que les hommes, la