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Page:Baillon - Moi quelque part, 1920.djvu/92

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le train, il est déjà bourré des maraîchères qui viennent de plus haut.

— Me voilà, dit Marie.

On fait place à cette collègue.

Au marché, des acheteurs savent qu’elle va venir et l’attendent. Elle les a dressés : ses œufs, ils doivent les prendre comme elle les partage, non à leur choix. Quand une nouvelle, un peu chipie, s’informe : « Sont-ils vraiment bien frais ? » Marie ne se fâche plus. Sûre d’elle-même, comme de ses œufs, elle montre ses clients : « Demandez-leur, Madame. »

Elle va le vendredi, mais dès le jeudi elle se prépare. Elle lave d’abord son corps et, après, ses œufs, car puisqu’ils sont frais, il faut bien qu’ils soient propres. Il y a des paysans qui livrent les leurs, sales, crottés de boue, tiquetés de sang, tels qu’ils sortent du nid :

— C’est plus fort que moi, dit Marie, je ne le pourrais pas.

Ses œufs astiqués, elle les range dans des paniers, sur du foin. Moi, je les compte. Je vais très bien jusque cent : après, je m’embrouille parce qu’il faut à la fois retenir un gros chiffre, manier l’œuf sans l’écraser, lorgner déjà le suivant qu’il s’agira de saisir, sans bousculer les autres.

— Voilà, il y en a mille trois cent quarante-trois, dis-je à Marie, qui ne retrouvera certainement pas son compte.

Mais le compte des paniers est exact : trois.

Je les soupèse :

— Ils sont lourds. Marie.

— Prends garde, tu vas te faire du mal, dit Marie, qui demain sera seule à les porter sur ses hanches.

Les paniers en ordre, nous arrêtons la liste des objets qu’il faudra ramener de la ville, parce qu’on ne les vend pas à la campagne. Ils prennent de l’importance, des choses auxquelles on a pensé toute la semaine.

— N’oublie pas les plumes, Marie.

— « Plumes, » griffonne Marie.

— Un collier pour Spitz.