Page:Bakounine - Œuvres t3.djvu/354

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

incertains sur ce point ? Il me paraît très difficile d’admettre leur ignorance sur un point d’une importance aussi décisive pour toute la position de la science dans le monde ; d’autant plus que dans chaque ligne qu’ils écrivent on sent transpirer la négation de Dieu, l’athéisme. Je pense donc qu’il serait plus juste d’accuser leur bonne foi, ou, pour parler plus poliment, d’attribuer leur silence à leur instinct à la fois politique et conservateur. D’un côté, ils ne veulent pas se brouiller avec les gouvernements ni avec l’idéalisme hypocrite des classes gouvernantes, qui, avec beaucoup de raison, considèrent l’athéisme et le matérialisme comme de puissants instruments de destruction révolutionnaire, très dangereux pour l’ordre de choses actuel. Ce n’est peut-être aussi que grâce à ce silence prudent et à cette position équivoque prise par la Philosophie positive qu’elle a pu s’introduire en Angleterre, pays où l’hypocrisie religieuse continue d’être encore une puissance sociale, et où l’athéisme est considéré encore aujourd’hui comme un crime de lèse-société[1]. On sait que dans

  1. On n’y est un gentleman qu’à la condition d’aller à l’église. Le dimanche, en Angleterre, est un vrai jour d’hypocrisie publique. Étant à Londres, j’ai éprouvé un vrai dégoût en voyant tant de gens qui ne se souciaient aucunement du Bon Dieu, aller gravement à l’église avec leurs prayer-books à la main et s’efforçant |193 de cacher un ennui profond sous un air d’humilité et de contrition. Pour leur excuse, il faut dire que, s’ils n’allaient pas à l’église et s’ils osaient avouer leur indifférence pour la religion, ils seraient non seulement fort mal reçus dans la société aristocratique et bourgeoise, mais ils courraient encore le risque d’être quittés par leurs domestiques. Une fille de chambre avait donné son congé à une famille russe de ma connaissance, à Londres, pour cette double raison : « Que monsieur el madame n’allaient jamais à l’église, et que la cuisinière ne portait pas de crinoline ». Seuls, les ouvriers de l’Angleterre, au grand désespoir des classes gouvernantes et de leurs prédicateurs, osent repousser franchement, publiquement, le culte divin. Ils considèrent ce culte comme une institution aristocratique et bourgeoise, contraire a l’émancipation du prolétariat. Je ne doute pas qu’au fond du zèle excessif que commencent à montrer aujourd’hui les classes gouvernantes pour l’instruction populaire, il n’y ait l’espoir secret de faire passer, par contrebande, dans la masse du prolétariat, quelques-uns de ces mensonges religieux qui endorment les peuples et qui assurent la tranquillité de leurs exploiteurs. Vain calcul ! Le peuple prendra l’instruction, |194 mais il laissera la religion à ceux qui en auront besoin pour se consoler de leur défaite infaillible. Le peuple a sa religion à lui : c’est celle du triomphe prochain de la justice, de la liberté, de l’égalité et de la solidarité universelles sur cette terre, par la révolution universelle et sociale. (Note de Bakounine.)