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Page:Bally - Le Langage et la Vie, 1913.djvu/81

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argot par : pisser de l’œil, gicler des mirettes). Les images restent les mêmes, les expressions changent : la sagacité a désigné d’abord l’odorat du chien de chasse ; maintenant que cette figure est morte, on dit d’un homme perspicace qu’il a du flair ou du nez. Depuis longtemps ennuyer ne suffit plus à la langue populaire ; embêter est déjà à moitié inexpressif ; il a fallu créer successivement assommer, scier, canuler, raser, barber, tenir la jambe, sans compter les locutions qu’on ne peut imprimer.

La pensée pure peut faire progresser le langage dans le sens intellectuel ; la science et la philosophie déteignent sur lui ; le livre et le journal, répandus à profusion, font pénétrer jusque dans la masse la langue écrite, plus réfléchie, plus logique que la langue parlée ; mais pour que celle-ci subît entièrement ces influences, il faudrait qu’elle renonçât à exprimer la vie.

L’histoire des mots les plus simples montre combien cela est impossible. Le latin caput avait pénétré en ancien français sous la forme chef ; mais, dès le latin vulgaire, il avait un redoutable concurrent dans testa (proprement « pot ») ; tête a fini par supplanter chef ; mais à son tour il vieillit ; il n’est plus expressif ; il ne suffit plus