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Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/126

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L’HOMME DE COUR

autant de pas glissants qui font trébucher la prudence ; c’est là qu’est le danger de se perdre. Un homme s’engage plus en un moment de fureur ou de plaisir, qu’en plusieurs heures d’indifférence. Quelquefois une petite échauffourée coûte un repentir qui dure toute la vie. La malice d’autrui dresse des embûches à la prudence pour découvrir terre. Elle se sert de cette sorte de torture pour tirer le secret du cœur le plus caché. Il faut donc que la retenue fasse la contrebatterie, et particulièrement dans les occasions chaudes. Il est besoin de beaucoup de réflexion pour empêcher une passion de se décharger. Celui-là est bien sage, qui la mène par la bride. Quiconque connaît le danger, marche à pas comptés. Une parole paraît aussi offensante à celui qui la recueille et la pèse, qu’elle paraît de peu de conséquence à celui qui la dit.

CCVIII

Ne point mourir du mal de fou.

D’ordinaire les sages meurent pauvres de sagesse ; au contraire, les fous meurent riches de conseil. Mourir en fou, c’est mourir de trop raisonner. Les uns meurent parce qu’ils sentent ; et les autres vivent parce qu’ils ne sentent pas ; en sorte que les uns sont fous parce qu’ils ne meurent pas de sentiment, et les autres parce qu’ils en meurent. Celui-là est fou, qui meurt de trop d’entendement ; si bien que les uns meurent d’être bons entendeurs, et les autres vivent de n’être pas entendus. Mais quoique beaucoup de gens meurent en fous, très peu de fous meurent.