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Page:Baltasar Gracián - L’Homme de cour.djvu/67

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L’HOMME DE COUR

ché. Il est bon de garder quelque chose pour le mauvais temps, car il y a disette de tout dans l’adversité. Tu feras bien de ne pas négliger tes amis ; un jour viendra que tu te tiendras heureux d’en avoir quelques-uns, de qui tu ne te soucies pas maintenant. Les gens rustiques n’ont jamais d’amis, ni dans la prospérité, parce qu’ils ne connaissent personne ; ni dans l’adversité, parce que personne ne les connaît alors.

CXIV

Ne compéter jamais.

Toute prétention qui est contestée ruine le crédit. La compétence ne manque jamais de noircir pour obscurcir ; il est rare de faire bonne guerre. L’émulation découvre les défauts que la courtoisie cachait auparavant. Plusieurs ont vécu très estimés tant qu’ils n’ont point eu de concurrents. La chaleur de la contradiction anime ou ressuscite des infamies qui étaient mortes ; elle déterre des ordures que le temps avait presque consumées. La compétence commence par un manifeste d’invectives, s’aidant de tout ce qu’elle peut et ne doit pas. Et bien que quelquefois, et même le plus souvent, les injures ne soient pas des armes de grand secours, si est-ce qu’elle s’en sert pour se donner le plaisir d’une vile vengeance ; et elle y va avec tant d’impétuosité qu’elle fait voler la poussière de l’oubli qui couvrait les imperfections. La bienveillance a toujours été pacifique, et la réputation toujours indulgente.