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Page:Balzac-Le député d'Arcis-1859.djvu/151

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prendre garde ! Savez-vous que la rivalité d’un homme à si beaux sentiments finirait par être plus menaçante qu’elle n’en avait l’air au premier coup d’œil ?

Vous le voyez, chère madame, je tâche à être gaie, mais je crois qu’au fond je chante parce que j’ai peur. Cette retraite si habile et si peu attendue me jette dans des rêveries infinies ; ces rêveries confinent à d’autres idées et à d’autres remarques que d’abord j’avais traitées légèrement, et dont il faut bien pourtant vous entretenir, puisqu’on ne peut voir la fin de ce souci.

Le sentiment que je puis avoir pour cet homme, vous ne le mettez pas en doute. Il a sauvé ma fille, cela est vrai, mais uniquement pour que je lui eusse une obligation. En attendant, il bouleverse mes plus chères habitudes : il faut que je laisse sortir sans moi mes pauvres enfants ; je ne vais plus à l’église quand je le veux, car, jusqu’au pied des autels, il a l’insolence de s’interposer entre Dieu et moi ; enfin, il a altéré cette sérénité absolue d’idées et de sentiments qui, jusqu’ici, avait été la joie et l’orgueil de ma vie.

Mais tout en m’étant insupportable et odieux, ce persécuteur exerce sur moi une sorte de magnétisme qui me trouble. Avant de l’avoir aperçu je le sens à mes côtés. Son regard pèse sur moi sans rencontrer mes yeux. Il est laid, mais sa laideur a quelque chose d’énergique et de puissamment accentué qui fait qu’on se souvient de lui, et qu’on se sent disposé à lui prêter de fortes et énergiques facultés. Aussi quoi qu’on fasse, ne peut-on s’empêcher de l’avoir dans sa pensée. Maintenant il me semble m’avoir dégrevée de sa présence. Eh bien ! cela est-il à dire ? J’éprouve comme un vide, vous savez, ce vide qui se fait à l’oreille quand vient à cesser un bruit aigu et pénétrant par lequel elle a été longtemps tourmentée.

Ce que je vais ajouter vous paraître une grande enfance ; mais est-on maîtresse de ces mirages de l’imagination ?

Je vous ai bien souvent parlé de mes grands débats avec Louise de Chaulieu, relativement à la manière dont les femmes doivent prendre la vie. Je lui disais, moi, que la pas-