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Page:Balzac-Le député d'Arcis-1859.djvu/65

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main à huit heures, il dormait depuis vingt ans ses douze heures sans jamais s’être réveillé la nuit, ou, si ce grave événement arrivait, c’était pour lui le fait le plus extraordinaire : il en parlait pendant toute la journée. Il passait à sa toilette une heure environ, car sa femme l’avait habitué à ne se présenter devant elle, au déjeuner, que rasé, propre et habillé. Quand il était dans le commerce, il partait après le déjeuner, il allait à ses affaires, et ne revenait que pour le dîner. Depuis 1832, il avait remplacé les courses d’affaires par une visite à son beau-père, et par une promenade, ou par des visites en ville.

En tout temps, il portait des bottes, un pantalon de drap bleu, un gilet blanc et un habit bleu, tenue encore exigée par sa femme. Son linge se recommandait par une blancheur et une finesse d’autant plus remarquée, que Séverine l’obligeait à en changer tous les jours. Ces soins pour son extérieur, si rarement pris en province, contribuaient à le faire considérer dans Arcis, comme on considère à Paris un homme élégant.

À l’extérieur, ce digne et grave marchand de bonnets de coton paraissait donc un personnage ; car sa femme était assez spirituelle pour n’avoir jamais dit une parole qui mît le public d’Arcis dans la confidence de son désappointement et dans la nullité de son mari, qui, grâce à ses sourires, à ses phrases obséquieuses et à sa tenue d’homme riche, passait pour un des hommes les plus considérables. On disait que Séverine en était si jalouse, qu’elle l’empêchait d’aller en soirée, tandis que Philéas broyait les roses et les lis sur son teint par la pesanteur d’un heureux sommeil.

Beauvisage, qui vivait selon ses goûts, choyé par sa femme, bien servi par ses deux domestiques, cajolé par sa fille, se disait l’homme le plus heureux d’Arcis, et il l’était. Le sentiment de Séverine pour cet homme nul n’allait pas sans la pitié protectrice de la mère pour ses enfants. Elle déguisait la dureté des paroles qu’elle était obligée de lui dire, sous un air de plaisanterie. Aucun ménage n’était plus calme, et l’aversion que Philéas avait pour le monde où il s’endormait, où il ne pouvait pas jouer, ne sachant aucun