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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/150

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dernier expéditionnaire : l’un est aussi savant que l’autre dans une arène où l’on se rejette la besogne les uns aux autres. Les employés se jugeaient entre eux sans aucun respect. L’instruction, également dispensée sans mesure aux masses, amène le fils d’un concierge de ministère à prononcer sur le sort d’un homme de mérite ou d’un grand propriétaire chez qui son père a tiré le cordon de la porte. Le dernier venu peut donc lutter avec le plus ancien. Un riche surnuméraire éclabousse son chef en allant à Longchamp dans un tilbury qui porte une jolie femme à laquelle il indique par un mouvement de son fouet le pauvre père de famille à pied, en disant : Voilà mon chef ! Les Libéraux nommaient cet état de choses le PROGRÈS, Rabourdin y voyait l’ANARCHIE au cœur du pouvoir ; car il voyait en résultat des intrigues agitées, comme celles du sérail, entre des eunuques, des femmes et des sultans imbéciles, des petitesses de religieuses, des vexations sourdes, des tyrannies de collége, des travaux diplomatiques à effrayer un ambassadeur entrepris pour une gratification ou pour une augmentation, des sauts de puces attelées à un char de carton ; des malices de nègre faites au ministre lui-même ; puis les gens réellement utiles, les travailleurs, victimes des parasites ; les gens dévoués à leur pays qui tranchent vigoureusement sur la masse des incapacités, succombant sous d’ignobles trahisons. Toutes les hautes places allaient appartenir à l’influence parlementaire et non à la Royauté, les employés se voyaient alors dans la condition de rouages vissés à une machine : il ne s’agissait plus pour eux que d’être plus ou moins graissés. Cette fatale conviction étouffait bien des mémoires écrits en conscience sur les plaies secrètes du pays, désarmait bien des courages, corrodait les probités les plus sévères, fatiguées de l’injustice et conviées à l’insouciance par de dissolvants ennuis. Un commis des frères Rothschild correspond avec toute l’Angleterre : un seul employé pourrait correspondre avec tous les préfets ; mais là où l’un vient apprendre les éléments de sa fortune, l’autre perd inutilement son temps, sa vie et sa santé. Là était le mal. Certes un pays ne semble pas immédiatement menacé de mort parce qu’un employé de talent se retire et qu’un homme médiocre le remplace. Malheureusement pour les nations, aucun homme ne parait indispensable à leur existence. Mais quand tout s’est à la longue amoindri, les nations disparaissent. Chacun peut, par instruction, aller voir à Venise, à Madrid, à Amsterdam, à Stockholm et à Rome les places