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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/394

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après, Esther en déshabillé vint respirer l’air, elle s’appuyait sur Lucien ; qui les eût vus, les aurait pris pour l’original d’une suave vignette anglaise. Esther rencontra tout d’abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et la pauvre créature, atteinte comme de la peste, jeta un cri d’effroi.

— Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien.

— Lui ! dit-il en souriant, il n’est pas plus prêtre que toi…

— Qu’est-il donc alors ? dit-elle effrayée.

— Eh ! c’est un vieux Lascar qui ne croit ni à Dieu ni au diable, dit Lucien en laissant échapper sur les secrets du prêtre une lueur qui, saisie par un être moins dévoué qu’Esther, aurait pu perdre à jamais Lucien et l’Espagnol.

En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d’être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera.

— Que viens-tu faire ici ? lui dit brusquement Lucien.

— Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l’appartement. Écoutez-moi, mes amours ? Amusez-vous, soyez heureux, c’est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j’ai tirée de la boue et que j’ai savonnée, âme et corps, tu n’as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien ?… Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n’es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l’amant d’Esther ? rien. Esther peut-elle devenir madame de Rubempré ? non. Eh ! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main sur celle d’Esther, qui frissonna comme si quelque serpent l’eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez ; le monde doit surtout ignorer qu’une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d’elle… Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l’exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue ; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d’un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maîtresse, ce jour serait l’avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le