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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 11.djvu/479

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— Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. Toi, ma petite, tu ne reverras plus Lucien ; ou si tu le vois, tu dois l’avoir connu, il y a cinq ans, pendant quelques jours seulement.

— Voilà donc ma mort arrivée ! dit-elle sans verser une larme.

— Eh ! voilà cinq ans que tu es malade, reprit l’abbé. Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien !… Laisse-nous, Lucien, va cueillir des sonnets, dit-il en lui montrant un champ à quelques pas d’eux.

Lucien jeta sur Esther un regard mendiant, un de ces regards propres à ces hommes faibles et avides, pleins de tendresse dans le cœur et de lâcheté dans le caractère. Esther lui répondit par un signe de tête qui voulait dire : — Je vais écouter le bourreau pour savoir comment je dois poser ma tête sous la hache, et j’aurai le courage de bien mourir. Ce fut si gracieux et, en même temps, si plein d’horreur, que le poète pleura ; Esther courut à lui, le serra dans ses bras, but cette larme et lui dit : — Sois tranquille ! un de ces mots qui se disent avec les gestes et les yeux, avec la voix du délire.

Carlos se mit à expliquer nettement, sans ambiguïté, souvent avec d’horribles mots propres, la situation critique de Lucien, sa position à l’hôtel de Grandlieu, sa belle vie s’il triomphait, et enfin la nécessité pour Esther de se sacrifier à ce magnifique avenir.

— Que faut-il faire ? s’écria-t-elle fanatisée.

— M’obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre ? Il ne tiendra qu’à vous de vous faire un beau sort. Vous allez devenir ce que sont Tullia, Florine, Mariette et la Val-Noble, vos anciennes amies, la maîtresse d’un homme riche que vous n’aimerez pas. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse…

— Heureuse !… dit-elle en levant les yeux au ciel.

— Vous avez eu cinq ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs ?…

— Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. Ne vous inquiétez pas du reste ! Vous l’avez dit, mon amour est une maladie mortelle.

— Ce n’est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. À vingt-deux ans et demi, vous êtes à votre plus haut point de beauté, grâce à votre bonheur. Enfin, redevenez surtout la Torpille. Soyez es-