Aller au contenu

Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
129
LES RIVALITÉS: LE CABINET DES ANTIQUES.

d’égard pour sa personne. Mais une grande partie de la société nouvelle, les gens qui, sous la restauration, devaient s’appeler les Libéraux et à la tête desquels se trouva secrètement du Croisier, se moquaient de l’oasis aristocratique où il n’était donné à personne d’entrer sans être bon gentilhomme et irréprochable. Leur animosité fut d’autant plus forte que beaucoup d’honnêtes gens, de dignes hobereaux, quelques personnes de la haute administration s’obstinaient à considérer le salon du marquis d’Esgrignon comme le seul où il y eût bonne compagnie. Le préfet, chambellan de l’Empereur, faisait des démarches pour y être reçu : il y envoyait humblement sa femme, qui était une Grandlieu. Les exclus avaient donc, en haine de ce petit faubourg Saint-Germain de province, donné le sobriquet de Cabinet des Antiques au salon du marquis d’Esgrignon, qu’ils nommaient monsieur Carol, et auquel le percepteur des contributions adressait toujours son avertissement avec cette parenthèse (ci-devant des Grignons). Cette ancienne manière d’écrire le nom constituait une taquinerie, puisque l’orthographe de d’Esgrignon avait prévalu.

« Quant à moi, disait Émile Blondet, si je veux rassembler mes souvenirs d’enfance, j’avouerai que le mot Cabinet des Antiques me faisait toujours rire, malgré mon respect, dois-je dire mon amour pour mademoiselle Armande. L’hôtel d’Esgrignon donnait sur deux rues à l’angle desquelles elle était située, en sorte que le salon avait deux fenêtres sur l’une et deux fenêtres sur l’autre de ces rues, les plus passantes de la ville. La Place du Marché se trouvait à cinq cents pas de l’hôtel. Ce salon était alors comme une cage de verre, et personne n’allait ou venait dans la ville sans y jeter un coup d’œil. Cette pièce me sembla toujours, à moi, bambin de douze ans, être une de ces curiosités rares qui se trouvent plus tard, quand on y songe, sur les limites du réel et du fantastique, sans qu’on puisse savoir si elles sont plus d’un côté que de l’autre. Ce salon, autrefois la salle d’audience, était élevé sur un étage de caves à soupiraux grillés, où gisaient jadis les criminels de la province, mais où se faisait alors la cuisine du marquis. Je ne sais pas si la magnifique et haute cheminée du Louvre, si merveilleusement sculptée, m’a causé plus d’étonnement que je n’en ressentis en voyant pour la première fois l’immense cheminée de ce salon brodée comme un melon, et au-dessus de laquelle était un grand portrait équestre de Henri III (sous