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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/182

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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

où nous irons digérer, je vous mènerai dans une maison où vous trouverez des personnes qui ont le plus grand désir de vous voir. Le vidame lui donna un délicieux dîner au Rocher de Cancale, où il trouva trois invités seulement : de Marsay, Rastignac et Blondet. Emile Blondet était un compatriote du jeune comte, un écrivain qui tenait à la haute société par sa liaison avec une charmante jeune femme, arrivée de la province de Victurnien, cette demoiselle de Troisville mariée au comte de Montcornet, un des généraux de Napoléon qui avaient passé aux Bourbons. Le vidame professait une profonde mésestime pour les dîners où les convives dépassaient le nombre six. Selon lui, dans ce cas, il n’y avait plus ni conversation, ni cuisine, ni vins goûtés en connaissance de cause.

— Je ne vous ai pas appris encore où je vous mènerai ce soir, cher enfant, dit-il en prenant Victurnien par les mains et les lui tapotant. Vous irez chez mademoiselle des Touches, où seront en petit comité toutes les jeunes jolies femmes qui ont des prétentions à l’esprit. La littérature, l’art, la poésie, enfin les talents y sont en honneur. C’est un de nos anciens bureaux d’esprit, mais vernissé de morale monarchique, la livrée de ce temps-ci.

— C’est quelquefois ennuyeux et fatigant comme une paire de bottes neuves, mais il s’y trouve des femmes à qui l’on ne peut parler que là, dit de Marsay.

— Si tous les poètes qui viennent y décrotter leurs muses ressemblaient à notre compagnon, dit Rastignac en frappant familièrement sur l’épaule de Blondet, on s’amuserait. Mais l’ode, la ballade, les méditations à petits sentiments, les romans à grandes marges infestent un peu trop l’esprit et les canapés.

— Pourvu qu’ils ne gâtent pas les femmes et qu’ils corrompent les jeunes filles, dit de Marsay, je ne les hais pas.

— Messieurs, dit en souriant Blondet, vous empiétez sur mon champ littéraire.

— Tais-toi, tu nous as volé la plus charmante femme du monde heureux drôle, s’écria Rastignac, nous pouvons bien te prendre tes moins brillantes idées.

— Oui, le coquin est heureux, dit le vidame en prenant Blondet par l’oreille et la lui tortillant, mais Victurnien sera peut-être plus heureux ce soir.

— Déjà ! s’écria de Marsay. Le voilà depuis un mois ici, à peine a-t-il eu le temps de secouer la poudre de son vieux manoir, d’essuyer