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Page:Balzac - Œuvres complètes, éd. Houssiaux, 1874, tome 7.djvu/510

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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

nissez par la froideur que vous faites succéder à l’amitié fraternelle qui nous unissait, et que la mort a resserrée par le lien d’une même douleur. Chère Madeleine, vous pour qui je donnerais à l’instant ma vie sans aucun espoir de récompense, sans que vous le sachiez même, tant nous aimons les enfants de celles qui nous ont protégés dans la vie, vous ignorez le projet caressé par votre adorable mère pendant ces sept années, et qui modifierait sans doute vos sentiments ; mais je ne veux point de ces avantages. Tout ce que j’implore de vous, c’est de ne pas m’ôter le droit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre que le temps ait changé vos idées sur la vie sociale ; en ce moment je me garderais bien de les heurter ; je respecte une douleur qui vous égare, car elle m’ôte à moi-même la faculté de juger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. La sainte qui veille en ce moment sur nous approuvera la réserve dans laquelle je me tiens en vous priant seulement de demeurer neutre entre vos sentiments et moi. Je vous aime trop malgré l’aversion que vous me témoignez pour expliquer au comte un plan qu’il embrasserait avec ardeur. Soyez libre. Plus tard, songez que vous ne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez, que nul homme n’aura dans le cœur des sentiments plus dévoués…

Jusque-là Madeleine m’avait écouté les yeux baissés, mais elle m’arrêta par un geste.

— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, je connais aussi toutes vos pensées ; mais je ne changerai point de sentiments à votre égard, et j’aimerais mieux me jeter dans l’Indre que de me lier à vous. Je ne vous parlerai pas de moi ; mais si le nom de ma mère conserve encore quelque puissance sur vous, c’est en son nom que je vous prie de ne jamais venir à Clochegourde tant que j’y serai. Votre aspect seul me cause un trouble que je ne puis exprimer, et que je ne surmonterai jamais.

Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta vers Clochegourde, sans se retourner, impassible comme l’avait été sa mère un seul jour, mais impitoyable. L’œil clairvoyant de cette jeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur de sa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblait funeste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur son innocente complicité. Là tout était abîme. Madeleine me haïssait, sans vouloir s’expliquer si j’étais la cause ou la victime de ces mal-