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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/146

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homme que vous haïssez, un talent secondaire présenté malgré vous comme un génie. La vie littéraire a ses coulisses. Les succès surpris ou mérités, voilà ce qu’applaudit et voit le parterre ; les moyens toujours hideux, les comparses enluminés, les claqueurs et les garçons de service, voilà ce que recèlent les coulisses. Vous êtes encore au parterre. Il en est temps encore, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. »

Nul auteur n’a sondé plus profondément que M. de Balzac les mille replis du cœur humain ; il a touché en se jouant à toutes les plaies de la société ; il a dit avec cette magie de style, cette finesse d’observation, ces prodiges d’imagination qui distinguent ses œuvres, toutes les joies, toutes les douleurs, et l’espoir et le doute, et la lutte et le triomphe. Épris d’une splendide conception, dont la grandeur n’a pas un seul instant effrayé son génie, il est entré, dès les premiers pas, dans cette voie que nous lui avons vu suivre jusqu’aujourd’hui. Ses romans sont autant de jalons placés sur la route qu’il a prise, et qui témoignent suffisamment du plan qu’il s’était tracé. Maintenant que l’édifice est à peu près achevé, il est permis à tous d’en admirer l’élégance, la force et la solidité.

M. de Balzac est un écrivain qui ne peut être comparé à personne dans le présent ; entre ses œuvres et celles des autres écrivains de ce temps-ci, il n’y a nulle assimilation possible ; nous irons plus loin, nous dirons qu’à aucune époque littéraire, une conception aussi vaste, aussi habilement coordonnée, aussi parachevée dans presque toutes ses parties que celle de la Comédie humaine n’est sortie du cerveau d’aucun homme ! Et comme la nature de cet homme était bien faite pour un tel travail, et comme son talent se trouvait bien à la hauteur de l’œuvre ! M. de Balzac avait toutes les qualités requises : il était vif, ardent, spirituel, moqueur ici, grave là, léger quelquefois, profond souvent, doué d’un prodigieux esprit d’observation, plein d’une originalité piquante et neuve.

Les héros de M. de Balzac sont des types ; avant de les rencontrer dans ses livres, on les a vus dans le monde, dans la rue, dans les cercles, partout… C’est votre camarade, votre ami, votre frère ; ses héroïnes ont passé devant vos regards éblouis, au théâtre, dans les bals de la Chaussée-d’Antin, dans les salons du faubourg Saint-Germain. Ce ne sont point des personnages auxquels l’imagination seule prête un instant une vie factice, une forme vague et fugitive ; ce sont des hommes, ce sont des femmes en chair et en os, qui se meuvent et s’agitent dans le cadre imaginaire du roman, comme ils se meuvent et s’agitent dans le cadre officiel de la vie réelle.

Et quel est le lecteur dans l’esprit duquel ne soient pas profondément gravées les innombrables créations de l’écrivain !… Et Lucien de Rubempré, douloureuse personnification de la poésie luttant avec le positivisme littéraire, et Gobseck, et Dauriat, et Lousteau, et Pinot, et Vautrin !… Puis, auprès de ces natures si bien prises sur le fait, si régulièrement daguerréotypées, ces autres natures charmantes sur lesquelles l’auteur semble avoir répandu tout ce qu’il y avait dans son cœur de poésie touchante, et de saint enthousiasme !… Eugénie Grandet, Coralie, Modeste Mignon, madame de Mortsauf !… Quel homme a peint l’amour avec de