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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/185

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d’un rare talent. Il fallait, pour obtenir ce résultat, n’oublier aucune des brillantes nuances dont elle se pare, nous donner les fêtes, l’esprit, le dévergondage, les riches étoffes, les jouissances effrénées, le jeu, l’amour, la poésie de costume, qui se pressent dans les grandes villes ; il fallait n’oublier non plus aucune des misères sociales ; ces cœurs desséchés, ces existences perdues, ces arts qui augmentent la richesse sans ajouter rien au bonheur ; il fallait faire voir, au sein de la civilisation, fleur éclatante et factice, le ver qui la ronge, le poison qui la tue.

» Ce livre a tout l’intérêt d’un conte arabe, où la féerie et le scepticisme se donnent la main, où des observations réelles et pleines de finesse sont enfermées dans un cercle de magie. Vous y trouverez de grands salons et de grandes orgies, la mansarde du jeune savant et le boudoir de la femme à la mode, la table de jeu et le laboratoire du chimiste : tout ce qui influe sur notre société, depuis le sourire de la jeune fille jusqu’aux malices du feuilleton.

» Et n’attendez pas que je vous donne une idée plus exacte de cet étrange livre ; il est de ceux où chacun trouve pâture à son goût : à tel la satire, à tel autre le fantastique, à celui-là des tableaux brillamment colorés. Si la société telle qu’elle est vous ennuie tant soit peu, et qu’il vous agrée de la voir pincée, fouettée, marquée, en grande pompe, sur un bel échafaud, au milieu de tout le fracas d’un orchestre rossinien, d’un tintamarre et d’un charivari incroyables, et de la décoration la plus étourdissante, lisez la Peau de chagrin, vous en avez pour trois nuits d’images éclatantes et terribles qui soulèveront les rideaux de votre alcôve pour peu que la nature vous ait doué d’imagination ; et pour un an de réflexions, si vous êtes né contemplateur, observateur et penseur. »

Le public, qui a si rapidement enlevé la première édition, a justifié le critique. Mais l’auteur, docile aux observations qui lui ont été adressées par amis et ennemis, n’a épargné ni ratures, ni veilles, ni suppressions, ni corrections, pour rendre plus parfaite la seconde édition de son œuvre. Il a même fait le sacrifice de sa préface presque entière ; préface consacrée à une justification inutile. Il avait tort de croire que la Physiologie du mariage, œuvre d’ironie et d’analyse, eût marqué son front d’un sceau de cynisme et d’impudence : on ne confond plus les fantaisies de l’art avec le caractère de l’artiste ; on sait que le plus doux des hommes peut devenir, dans sa tragédie, sanguinaire, criminel et implacable. On sait que le poëte le plus ardemment érotique peut ne demander à l’amour que la jouissance des beaux vers. Cependant cette préface, dont le scrupule de l’auteur avait tracé les pages, et dont il fait le sacrifice, contenait des observations générales et philosophiques que nous croyons devoir reproduire ici.

L’auteur explique, avec autant de sagacité que de finesse, le procédé physiologique qui préside à la création d’une œuvre d’art et fait naître dans l’esprit de l’artiste mille fantômes dont la moralité ne lui est pas imputable[1].

 

M. de Balzac, dont les contes ont vaincu la formaliste apathie de son temps et qui, dans la Peau de chagrin, a donné preuve de cette énergie et de cette fécon-

  1. Voir tome XXII, page 396, cette préface de la Peau de chagrin.