Aller au contenu

Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/207

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

dont chacune a sa destination. Ainsi, les Scènes de la Vie privée, compositions pleines de fraîcheur, éclatantes de coloris et de jeunesse, sont appelées quand ce livre sera complet, à figurer la vie humaine dans son réveil matinal, et croissant pour fleurir. Ce sera d’abord l’enfance vue par une seule échappée, mais vivement saisie, peinte dans ses premiers débrouillements d’intelligence ; ce seront, dans une Fille d’Ève, les premières sensations de la jeune fille ; puis les délicieuses timidités des grands enfants de vingt ans ; enfin, la vie accusée dans ses premières malices qui trahissent déjà des caractères. Là, donc, principalement des émotions, des sensations irréfléchies ; là des fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde ; là, pour les femmes, le malheur vient de leurs croyances dans la sincérité des sentiments ; le jeune homme est pur, les infortunes naissent de l’antagonisme méconnu que produisent les lois sociales entre les plus naturels désirs et les plus impérieux souhaits de nos instincts dans toute leur vigueur ; là le chagrin a pour principe la première et la plus excusable de nos erreurs. Dans ce livre, la vie est donc prise entre les derniers développements de la puberté qui finit et les premiers calculs d’une virilité qui commence. Cette première vue de la destinée humaine était sans encadrement possible. Aussi l’auteur s’est-il complaisamment promené partout : ici, dans le fond d’une campagne ; là, en province ; plus loin, dans Paris. Au contraire, les Scènes de la Vie de province sont destinées à représenter cette phase de la Vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvements irréfléchis, des images acceptées comme des réalités. À vingt ans, les sentiments se produisent généreux ; à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste. Un esprit de second ordre se serait contenté d’accomplir cette tâche ; mais M. de Balzac, amoureux des difficultés à vaincre, a voulu lui donner un cadre ; il a choisi le plus simple en apparence, le plus négligé de tous jusqu’à ce jour, mais le plus harmonieux, le plus riche en demi-teintes, la vie de province. Là, dans des tableaux dont la bordure est étroite, mais dont la toile présente des sujets qui touchent aux intérêts généraux de la société, l’auteur s’est attaché à nous montrer sous ses mille faces la grande transition par laquelle les hommes passent de l’émotion sans arrière-pensée, aux idées les plus politiques. La vie devient sérieuse ; les intérêts positifs contrecarrent à tout moment les passions violentes aussi bien que les espérances les plus naïves. Les désillusionnements commencent. Ici se révèlent les frottements du mécanisme social. Là le choc journalier des intérêts moraux ou pécuniaires fait jaillir le drame et parfois le crime au sein de la famille la plus calme en apparence. L’auteur dévoile les tracasseries mesquines dont la périodicité concentre un intérêt poignant sur le moindre détail d’existence. Il nous initie aux secrets de ces petites rivalités, de ces jalousies de voisinage, de ces tracasseries de ménage dont la force, s’accroissant chaque jour, dégrade en peu de temps les hommes, et affaiblit les plus rudes volontés. La grâce des rêves s’envole. Chacun voit juste, et prise dans la vie le bonheur des matérialités, là où, dans les Scènes de la Vie privée, il s’abandonnait au platonisme. La femme raisonne au lieu de sentir, elle calcule sa chute là où elle se livrait. Enfin, la vie s’est rembrunie en mûrissant. Dans les Scènes de la Vie parisienne, les questions s’élargissent.