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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/26

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par prudence, elle reste vertueuse, ses prétendus amis la calomnient. Il faudrait qu’elle fût un ange pour résister à la fois au mal et au bien, à des passions vraies et à d’adroits calculs.

En ce moment, madame d’Esther avait distingué, parmi tous les hommes du monde qui se pressaient vainement autour d’elle, un jeune officier de mérite, nommé M. de la Plaine.

Ernest de la Plaine était bien fait, élégant sans fatuité, possédait le don de plaire par ses manières et par une certaine grâce native. Il avait une de ces figures graves auxquelles la nature a, dans un moment d’erreur, donné tous les caractères de la passion et toutes les séductions de la mélancolie ; il était éminemment spirituel et très-instruit. En le rencontrant, madame d’Esther préféra sa conversation à celle des gens dont elle était environnée, parce que les hommes instruits et spirituels n’abondaient pas autour d’elle ; Ernest lui plut, et elle laissa voir son goût pour lui, parce qu’elle n’avait aucune arrière-pensée ; sa naïveté fut mal comprise, et les gens du monde dirent, dans leur langage si favorable à la médisance, que madame d’Esther avait distingué M. de la Plaine.

Ernest, se voyant distingué par une femme à la mode, la rechercha, redoubla de soins pour elle, obéissant ainsi à sa double vocation d’homme et d’officier. Il s’efforça de plaire à M. le comte d’Esther. Aujourd’hui le titre de comte ou de baron semble être une conséquence nécessaire de la patente des banquiers. Or, le bon capitaliste, ayant rencontré peu de gens capables de l’écouter, reçut à merveille M. de la Plaine, dont il croyait être compris ; et, de concert avec sa jolie femme, il conspira le bonheur de l’officier, qui, disait-il, était un très-aimable jeune homme.

Ces rencontres, ces soins, ces visites, ces conversations à onze heures qui s’établirent entre madame d’Esther et le capitaine étaient des choses extrêmement naturelles, en harmonie avec nos usages, et ne froissaient en rien ni les mœurs ni les lois. M. d’Esther pouvait bien prier M. de la Plaine de mener madame la comtesse au spectacle et au bal, quand, en sa qualité de mari, il n’en avait pas le temps. — M. Ernest la lui ramenait fidèlement. — Mais, pour un observateur, madame d’Esther marchait très-vertueusement, et, à son insu peut-être, sur la glace d’un abîme, sur une glace dont elle seule n’entendait pas les craquements.

Il existe dans la nature un effet de perspective assez vulgaire pour que chacun en ait été frappé. Ce phénomène a de grandes analogies dans la nature morale. Si vous voyez de loin le versant d’une allée sur une route, la pente vous semble horriblement rapide, et, quand vous y êtes, vous vous demandez si ce chemin est bien réellement la côte ardue que vous aviez naguère aperçue. Ainsi, dans le monde moral, une situation dangereuse épouvante en perspective ; mais, lorsque nous sommes sur le terrain de la faute, il semble qu’elle n’existe plus ; et alors nous sommes tous un peu comme M. de Brancas, l’original du Distrait peint par la Bruyère, qui, jeté dans un bourbier, s’y était si bien établi, qu’il demanda : « Que me voulez-vous ? » aux gens empressés de l’en tirer.

En ce moment, madame d’Esther se trouvait dans le plus brillant des trois ou quatre salons de Paris où l’on s’intéresse encore à la littérature, aux arts, à la