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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/44

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Paris depuis quelques jours. Je ne comprends pas comment vous vous occupez autant les uns des autres. Vous perdez votre temps à des riens.

Horace Bianchon regarda son ami Émile Lousteau, comme pour lui dire que les malices de feuilleton, les bons mots de petit journal, étaient incompris à Sancerre. Le receveur des contributions et le fils du président s’interrogèrent par un coup d’œil qui voulait dire : « N’y a-t-il pas dans cette phrase quelque chose de piquant pour nous ? devons-nous rire ou nous fâcher ? »

— Ma curiosité doit vous paraître extraordinaire, à vous autres qui rencontrez à Paris autant de femmes différentes qu’il y a de jours dans l’année, dit Gatien ; mais à Sancerre, où il ne s’en trouve pas six, et où, de ces six femmes, quatre ont des prétentions désordonnées à la vertu, quand les deux plus belles vous tiennent à une distance énorme par des regards dédaigneux comme si elles étaient des princesses de sang royal, il est bien permis à un jeune homme de vingt-deux ans de chercher à deviner les secrets d’une de ces deux femmes, car alors elle sera forcée d’avoir des égards pour lui.

— Cela s’appelle des égards ici, dit le journaliste.

Le receveur des contributions directes, qui possédait, par voie de légitime mariage, une femme qui, en 1815, avait épouvanté un jeune Cosaque, coula un regard défiant sur son entreprenant compagnon.

— La question change, dit Horace Bianchon. Puis je n’aime pas le procureur du roi. Mais j’accorde à madame de la Baudraye trop de bon goût pour croire qu’elle s’occupe de ce vilain singe ; son mari est mille fois mieux, et je ne vois pas de motifs à cette liaison.

— Oh ! — oh ! — oh ! s’écria le receveur des contributions d’un air drolatique et sur trois tons différents. Laissez-moi vous chiffrer l’affaire. M. de la Baudraye n’a pas six mille livres de rente, et, avec son petit air de sainte nitouche, la belle madame de la Baudraye est pleine d’ambition ; Sancerre lui déplaît, elle rêve des grandeurs parisiennes et voudrait piloter son mari vers les régions supérieures du gouvernement. Or, notre petit procureur du roi a fait accroire à madame de la Baudraye qu’il est protégé par M. de Villèle ; elle le suppose doué de talents éminents, elle le voit bientôt procureur général ; de ce haut siège, il devient, quelque conspiration aidant, procureur général près la cour des pairs, et subsidiairement, comme il dit, garde des sceaux. M. de la Baudraye entrerait alors, par sa protection, dans le corps auguste des receveurs généraux. Selon moi, ceci constitue le placement à gros intérêts des capitaux de l’amour. Un procureur du roi qui peut fourrer de pareilles idées dans la tête d’une femme, est bien capable de la séduire. L’éloquence a de grands privilèges. Si M. de Clagny a fasciné madame de la Baudraye au point de faire briller à ses yeux la simarre des sceaux, il a bien pu changer en agréments d’Adonis sa peau de taupe, ses yeux faux, sa crinière ébouriffée, sa voix d’huissier enroué, sa maigreur de poëte crotté. Si madame de la Baudraye le voit procureur général, elle peut le voir joli garçon. Joignez à ces calculs et à cette fascination l’ennui qui règne à Sancerre, la liaison du procureur du roi et de madame de la Baudraye devient très-naturelle.

— Ce monsieur joue joliment serré, dit Gatien Boirouge.