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Page:Balzac Histoire des oeuvres 1879.djvu/80

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vit le jeune homme, là où elle n’avait vu qu’un enfant (un autre aurait écrit : quand elle vit jeune homme celui qu’elle avait vu enfant ; mais la phrase pour être plus correcte aurait été beaucoup moins belle) ; elle abaissa son regard vers la terre, par un mouvement d’une tragique lenteur (baissa vers la terre ! mouvement et lenteur !).

Après le dernier bonjour, Félix de Vandenesse se promène avec madame de Mortsauf dans cette vallée dont elle est le lys. Tout à coup, en apprenant que le roi appelait Félix mademoiselle de Vandenesse, madame de Mortsauf, cette femme réservée, qui ne lui donnait que le revers de sa main et non la paume, saisit la main de Félix et la baisa en y laissant tomber une larme de joie. Félix fut bien étonné de cette subite transposition des rôles, et j’imagine que vous êtes bien étonnée, vous aussi.

Mais ne voyez-vous pas, madame, vous cœur insensible de vingt ans, mauvais cœur, que cet abaissement était de la grandeur où l’amour se trahissait dans une région interdite aux sens ? Cet orage de choses célestes tomba sur le cœur de Félix et l’écrasa !

Malheureusement, M. de Mortsauf vint les interrompre, le mal-appris ! Vous vous rappelez que déjà, dans la première partie de cette histoire, M. de Mortsauf n’était pas le plus aimable des hommes ; sa triste humeur n’a fait que croître et embellir pendant que M. Félix est devenu l’homme élégant que vous savez. Voici le nouveau portrait de M. de Mortsauf : Il se cabra, les sourcils et les rides de son front jouèrent (sous-entendu : aux barres), ses yeux jaunes éclatèrent, son nez ensanglanté se colora davantage. (Colorez donc un nez ensanglanté !) Pauvre époux ! voilà pourtant ce qu’il est devenu, pendant que son rival a appris à porter une veste verte, des guêtres, des boutons rouges-blancs, un pantalon à raies et des souliers ! M. de Mortsauf était donc insupportable. — Nous l’ennuyâmes à lui conter des riens, dit M. Félix.

Mais je serai plus humain que M. de Balzac, je vous ferai grâce des lancinantes fantaisies de ce triste malade ; chez lui, le moi physique s’était emparé du moi moral (le moi physique avait fait là une jolie pêche !). « Il se vêtait et se dévêtait à tout moment, et, par une de ces hallucinations particulières aux égoïstes, il maniait le fléau, abattait, brisait autour de lui comme un fou enragé. »

« Je compris alors, ajoute Félix, d’où provenaient ces lignes comme marquées avec le fil d’un rasoir sur le front de la comtesse ! »

Et, à ce propos, vous allez me traiter de brutal, mais je vous avouerai que je ne trouve pas M. de Mortsauf si déraisonnable. M. de Mortsauf est de très-mauvaise humeur, il est vrai ; mais il faut bien reconnaître qu’il a ses petites raisons. Sa femme est belle, il est jeune encore, et madame de Mortsauf ne veut pas permettre à son mari de troubler sa chaste solitude. Voilà en effet toute l’énigme, madame, et toute l’histoire du Lys dans la vallée. Avouez que madame de Mortsauf a tort de ne pas apprivoiser son mari, comme c’est son devoir.

M. Félix n’en juge pas comme moi. « J’écoutais, dit-il cette horrible clameur en silence, tenant la main moite de cette femme dans ma main plus moite encore. » Sur l’entrefaite revient le malencontreux Mortsauf ; il appelle sa femme, sa femme