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Page:Banville - Ésope, 1893.djvu/56

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ÉSOPE

Qui, voyant ce que la misère nous enseigne,
Veuille prendre en pitié mon triste cœur qui saigne,
Et me tendre la main, dans mon abjection,
Il fera, je le jure, une bonne action.

(Tous les seigneurs et les citoyens s’éloignent, évitant les regards d’Ésope, et lui refusant leurs mains).
Crésus, à Ésope.

Ô comble de malheur ! Tu n’as ému personne.
C’en est fait. Chacun te renie et t’abandonne.
Tu le vois, tous te croient coupable.

Rhodope, allant à Ésope et lui prenant les mains.

Tu le vois, tous te croient coupable. Excepté moi !
Certes, je toucherai sa main fidèle.

(À Crésus).

Certes, je toucherai sa main fidèle. Ô Roi,
Moi qui suis devant toi comme le frêle arbuste,
Je te dis, maintenant, que cet homme est un juste !

Ésope, à Rhodope.

Ô Rhodope, est-ce que, du jour où je suis né,
Les dieux ne m’avaient pas, d’avance, condamné ?
Ma farouche laideur, affreusement vivante,
Excite le rire, ou fait naître l’épouvante ;
Mon aspect fait fuir la riante illusion,
Et d’avance marqué pour la dérision.
Dans la source où nous tous, les mortels, nous puisâmes,
Je n’ai trouvé qu’un noir limon.

Rhodope

Je n’ai trouvé qu’un noir limon. Je vois les âmes !

(Regardant Orétès et Cydias).

Oui, je vois ici des seigneurs jeunes et beaux
Dont l’âme, proie immonde, offerte aux noirs corbeaux,
Qui dès le crépuscule en feront leur pâture,
N’est qu’une pestilence et qu’une pourriture.
Mais toi, lutteur plein de bravoure, exempt de fiel,
Toi que regardent les étoiles dans le ciel
Et que poursuit la haine, atroce meurtrière,
Ton âme, Ésope, est comme une vierge guerrière