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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/195

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UN HASARD QUE TOUT NÉCESSITAIT

À son tour, Mouchefrin mendia. Il n’avait pas un sou pour sa journée du lendemain.

— Je t’apporterai cinquante centimes avec tes chaussures. Pour le café du matin, tu as ta voisine. À ton âge, mon garçon, le premier déjeuner et le souper ne font pas difficulté.

Le vaniteux célibataire acquiesça ; mais, demeuré seul dans sa solitude infecte, il soupirait :

— Ah ! si j’avais la Léontine !…

Vers sa Léontine, corps dégradé et qui pour eux cependant incarne le bonheur, Racadot s’en va, avec les yeux bandés de la jeunesse. Il jouit de ses pieds secs dans les chaussures pourtant un peu étroites de son camarade, et, comme il a vingt-trois ans, et que, dans une heure, il sera près de sa maîtresse, il a envie de courir et de sauter comme un jeune taureau. De tous ses appétits, et avant le boire et le manger, la femme était le plus impérieux. La certitude d’en trouver une mettait dans tout ses centres nerveux une sensation de force, et plus spécialement dans son cerveau une philosophie optimiste.

S’il croisa douze gardiens de la paix avant de rentrer dans sa tanière, quelques observateurs, considérant cet homme dans la vigueur de l’âge, et qui n’est pas intéressé à la bonne organisation de la collectivité, jugeront que le budget de la police n’est pas encore assez élevé. Vraiment aucune force armée n’y peut suffire : un garçon qui a de l’audace et qui ne raisonne pas le rapport des moyens avec leurs conséquences, des efforts avec les obstacles, c’est tout ce qu’il y a de plus dangereux. Que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance, voilà une condition première de la paix sociale.