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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/214

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LES DÉRACINÉS

— Je lui ai parlé de vous tous et de Bouteiller. Il sait que la manière dont Kant reconstruit la certitude morale nous semble une duperie… Alors il a voulu plus de détails encore sur notre amitié, sur toi, sur Saint-Phlin. Il m’a dit : « Les idées sont abstraites ; on ne s’y élève que par un effort : quelque belles qu’elles soient, elles ne suffisent pas au cœur de l’homme… » Il nous conseillait de nous unir… À propos d’un arbre, il m’a présenté de la façon la plus émouvante, avec des images extrêmement fortes et vraies, un tableau de la vie tout spinoziste. Évidemment il se rallie à la règle du devoir selon l’Éthique : « Plus quelqu’un s’efforce pour conserver son être, plus il a de vertu ; plus une chose agit, plus elle est parfaite… » C’était en même temps une doctrine d’acceptation, car il m’indiquait que nous ne pouvons échapper à nos lois et que la mort nous borne… Ai-je su lui marquer tout mon respect ? Il m’a engagé à l’aller voir. Je m’en garderai. À notre âge et dans notre situation, un jeune homme empressé peut être soupçonné d’habileté… Je suis tout ivre de la force et de la plénitude de cet entretien. M. Taine vaut encore plus que ses livres.

Les esprits pauvres ou mornes trouvent toujours une désillusion auprès d’un homme illustre : il nous faut une imagination vive pour restituer à celui que nous contemplons l’atmosphère de son œuvre ; mais une âme de feu transfigure tous ses objets. Rœmerspacher et Sturel eussent été capables d’illuminer d’une auréole les vieux habitués du café Voltaire pour ne pas se priver d’admirer. En distinguant l’un d’eux, M. Taine avait justifié leurs ambitions, il les introduisait dans le monde des intelligences, il leur