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Page:Barrès - Les Déracinés.djvu/320

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LES DÉRACINÉS

rédacteurs dans l’escalier, il se sent ému comme un jeune homme que ses témoins viennent chercher pour son premier duel.

— Va-t’en, va-t’en ! dit-il à Léontine, en la poussant dans la pièce voisine.

Il passe une redingote qu’il s’est achetée sur le chapitre des frais généraux. Lui qui depuis son enfance faisait voir dans toute sa tenue un certain abandon canaille, il atteint à la dignité grave d’un galant homme en deuil. Renaudin s’installe en voyeur, Mouchefrin s’agite. Les autres tirent de leurs poches, de leurs serviettes, leurs articles. Racadot les remercie, les complimente par avance, cherche à leur faire aimer le journal… Le voici qui s’interrompt pour fermer un encrier de peur que l’encre ne s’évapore. Dans ce geste qui porte tout son buste en avant, on voit comme jamais la puissance de sa nuque. Que c’est beau, ces muscles qui font saillie, cette attache épaisse de sa colonne vertébrale ! Il semble qu’une hache s’y briserait… C’est une idée exagérée : la guillotine brise tout. Mais ce cou admirable supporterait, au désert, à la guerre, à l’amour, les plus étonnantes aventures.

Et pourtant cette énergie-là, qu’est-ce que vous croyez qu’elle offrirait de résistance à une série de malheurs ? On ne se rend pas compte combien les forces d’un homme s’épuisent vite. Dans l’espèce, ce jeune taureau est lié aux destinées de quarante frêles chiffons de papier. Parfaitement ! Selon qu’un mince paquet de quarante billets de mille francs diminuera ou s’augmentera, Racadot ira s’affaiblissant, se fortifiant. Voilà son secret. Il peut nous parler de trente-six choses, s’enthousiasmer, s’indigner : une