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LE SYMBOLISME

livre qu’il voulait lire. Il recevait ses fournisseurs dans une salle spéciale où du haut d’une chaire il leur tenait de délicats sermons. Il organisait des banquets de deuil. Cependant la société de ses semblables l’accablait de mélancolie. Il était dégoûte des hommes chez lesquels même parmi les plus intelligents il ne découvrait que sacripants et imbéciles. Quant aux femmes, il ne les appréciait guère n’ayant plus aucun goût pour les repas charnels. L’humanité l’écœurait ; il détestait ses contemporains parce qu’il sentait en eux une exécration pour les idées qu’il professait ; la génération nouvelle parce que, composée de rustres, elle préparait l’avènement de la sottise et de la brutalité. Bref, un immense ennui l’opprimait. Un beau jour, il se retire dans une bicoque de Fontenay-aux-Roses dont il fait sa thébaïde. Il n’emmène avec lui que ses domestiques, deux vieilles gens qui ont soigné son père et sa mère, par conséquent habitués au service des gardes-malades. Il les oblige à se mouvoir en silence, à ne marcher qu’avec des chaussures feutrées. Sa retraite doit être aussi calme qu’un sépulcre ; il y vit la nuit, aux lumières, trouvant double saveur à veiller quand tout est mort autour de lui. Des Esseintes a d’ailleurs agencé sa demeure conformément à ses idées. Pour les tapisseries, il a trié un à un le ton des couleurs. Après examen minutieux, il en a retenu trois : le rouge, l’orange et le jaune. L’orange est, il est vrai, sa couleur de prédilection. Il a fait relier ses murs comme des livres avec du maroquin à gros grains écrasés. Peu de meubles, mais d’étranges antiquités à figures liturgiques. Des fourrures à terre : « L’artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive du génie de l’homme. La nature a fait son temps ; elle a définitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages et de ses ciels, l’attentive patience des raffinés. Le moment est venu de la remplacer, autant que faire se pourra, par l’artifice. » Des Esseintes n’y manque pas. A la nature, il préfère les livres, et il en a qui sont splendidement enluminés. La lecture n’est