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La vieille école gauloise dont le chef était Marot et qui se ralliait à l’idéal de l’amour exprimé dans la deuxième partie du Roman de la Rose (si l’on peut appeler cela un idéal) et dans les romans de chevalerie, n’accepta pas les idées immatérielles et exaltées de la parfaite Amie. Un élève de Marot, Jean Boiceau de la Borderie, poitevin, entama la polémique par l’Amye de Court (Paris 1543). Il y chante une femme mondaine qui ne voit dans l’amour qu’une source d’amusements et qu’un moyen d’exercer sa puissance ; c’est la négation de la vie du cœur la plus cynique qu’on puisse imaginer.

La réponse à cette œuvre banale et prolixe vint de Lyon. Charles Fontaine (parisien, ainsi qu’il n’oubliait jamais d’ajouter à son nom) également disciple de Marot, mais plus instruit puisqu’il savait tourner aussi des vers latins[1] et connaissait les doctrines platoniciennes, riposta par la Contre-Amye de Court (Lyon 1543). Il y chante un amour pur et désintéressé, ne voulant ni honneurs ni richesses, mais seulement l’accroissement de la vertu des deux amants ; au fond ses idées ne diffèrent guère de celle de Héroët.

La discussion n’était pas finie encore : Paul Angier de Carantan s’efforça de faire triompher les théories de la Borderie ; Papillon, un autre „marotique" à la façon de Charles Fontaine, se décida à appuyer ce dernier et Héroët. En 1547 encore, Gilles d’Aurigny chercha à faire renaître la querelle avec son Tuteur d’Amour.

Le public s’intéressait beaucoup à cette controverse dont la pédanterie était bien dans l’esprit du temps. C’était une lutte de principe entre le moyen-âge et la Renaissance. Au temps des trouvères on avait réfléchi presque autant sur l’amour qu’à l’époque des humanistes, et on avait voulu en faire un art ou une science. On avait même cherché des arguments dans l’antiquité : la morale décadente de l’Art d’aimer d’Ovide avait exercé une influence prépondérante ; et c’est la même morale que nous trouvons dans les livres les plus répandus en France avant cette époque : dans le Roman de la Rose, dans les vers de Marot et de Saint-Gelais, dont les adversaires de Héroët ont hérité. La Renaissance et la Réforme exigeaient une morale plus sérieuse, plus délicate et plus idéale, elles la trouvaient dans la philosophie de Platon.

Il va sans dire que beaucoup de Français comprirent toute l’importance de cette controverse : Jean de Tournes et d’autres éditeurs en profitèrent pour faire une édition collective de tous ces petits poèmes qui fut publiée plusieurs fois sous le titre Opuscules d’Amour[2].

  1. Borbonius, Nugæ. éd. Bâle 1540. p. 15.
  2. Jean de Tournes 1547, 1550, 1556, 1586. Paris, Galiot du Pré 1544.