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Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/122

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toucha du bout de sa béquille, et la poussa d’un coup de ningle, non pas dans le canal qui filait droit vers le Perrier et la Seulière, mais à gauche, dans un fossé qui servait rarement aux gens de la ferme.

Au fond de la yole, l’eau s’était amassée. Elle jaillissait par les fentes des planches, à chaque oscillation, et mouillait les jambes de l’infirme accroupi, mais celui-ci n’y prenait pas garde. Qu’importaient l’eau qui courait sur ses pieds, la pluie glacée qui tombait, les ténèbres, les herbes amoncelées et barrant le passage en maint endroit, et la longueur du chemin, et la fatigue ? Il fallait arriver jusqu’à elle, là-bas, dût-il y dépenser sa force. Il fallait lui parler sans témoins, tout de suite.

L’ombre était si noire que Mathurin voyait à peine l’avant de son bateau. Depuis le coucher du soleil, le vent accumulait les brumes dans le Marais. L’étendue leur appartenait. Elles couvraient des lieues de pays de leur masse en mouvement. Les plus bas de ces nuages traînaient sur les prés inondés, sur les levées et les îlots leurs plis malsains ; ils coulaient en gouttes empoisonnées, le long des peupliers, des roseaux, des chaumes de toiture, lames de fond de la marée prodigieuse, où les hommes ensevelis buvaient la fièvre sans pouvoir lutter.

Et dans cette nuit dangereuse, Mathurin, déjà en proie au mal qui le guettait, la tête lourde de sang, s’épuisait à mener la yole. Il se jetait à droite ou à gauche, au juger, sans être sûr de sa route. Quelquefois la respiration lui manquait. Une faiblesse le prenait. Le buste du yoleur s’inclinait en avant dans le bateau immobile. Puis l’infirme, sortant comme d’un sommeil, se secouait, sentait le froid de la nuit, et continuait sa course. À mesure qu’il s’avançait dans la partie la plus sauvage du Marais, l’ombre se peuplait autour de lui. Des oiseaux, de plus en plus nombreux, se levaient au frôlement des roseaux. C’était l’époque de leur passage. Ils s’envolaient, jetant leur cri déchirant ou plaintif, vanneaux, bernacles, macreuses, pluviers, bécassines ; ils revenaient en bandes invisibles qui viraient de bord au-dessus de la yole et rebondissaient dans les volutes glacées de la brume. A chaque fois l’infirme frémissait. Il pensait : « Qu’avez-vous à tant crier contre moi, oiseaux de malheur ?… Laissez-