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Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/66

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— Croirais-tu, Driot, que, depuis six ans, c’est la première fois qu’elle passe ici ?

André répondit, trop vivement :

— Elle t’a déjà écrasé une première fois, mon pauvre gars. Il faut prendre garde qu’elle ne recommence pas !

Mathurin Lumineau grommela des mots de colère, ramassa ses béquilles, et s’éloigna de quelques pas, jusqu’au dernier arbre contre lequel il se tint debout. Les deux frères ne se parlèrent plus. Tous deux, vaguement, et poussés par l’instinct, ils regardaient le Marais où les derniers rayons du jour s’éteignaient. Au-dessous des terres plates, le soleil s’abaissait. On ne voyait plus, de son globe devenu rouge, qu’un croissant mordu par des ombres, et sur lequel un saule d’horizon, un amas de roseaux, on ne sait quoi d’obscur, dessinait comme une couronne d’épines. Il disparut. Un souffle frais se leva sur les collines. Le bruit de fanfare et de voix, qui s’éloignait de plus en plus, cessa de troubler la campagne. Un grand silence se fit. Des feux s’allumèrent, çà et là, dans l’étendue brune. La paix renaissait : les douleurs, une à une, finissaient en sommeil ou en prière du soir.

Le vieux Lumineau, qui arrivait du bourg, reconnut ses deux fils le long des arbres du chemin, et, les voyant immobiles, dans la contemplation des terres endormies, ne pouvant deviner leurs pensées, dit d’une voix claire :

— C’est beau le Marais, n’est-ce pas, mes gars ? Allons, rentrons de compagnie : le souper doit attendre.

Il ajouta, parce que, dans l’ombre, André s’avançait le premier :

— Que je suis content que tu sois revenu de l’armée, toi, mon Driot !




IX

LA VIGNE ARRACHÉE


André s’ennuyait, et, déçu dans la joie du retour, n’aimait plus la Fromentière nouvelle comme il avait aimé l’ancienne.