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Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/86

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repassaient, luttant contre les rafales de vent qui soufflaient. La tempête se déchaînait et empêchait la glace de s’étendre. Le métayer, qui n’avait plus l’habitude de yoler, n’avançait pas beaucoup. De loin en loin, il disait :

— Tu n’as pas trop froid, Mathurin ?

Et, d’une voix un peu plus haute :

— Es-tu toujours là, André ?

Dans le sillage, une voix jeune répondait :

— Ça va !

La fatigue était grande, mais il s’y mêlait de la joie de ramener les deux fils. Le métayer, sans raison apparente, et bien qu’il fût des semaines sans penser à elle, songeait, en ce moment, à la mère Lumineau. « Elle doit être contente de moi, rêvait-il, parce que j’ai enlevé Mathurin à la Seulière. » Et parfois il croyait voir, au détour des canaux, des yeux bleus pareils à ceux de la vieille mère, qui souriaient, et puis s’inclinaient et se couchaient avec les roseaux, sous la yole. Alors il s’essuyait les paupières avec sa manche, il se secouait pour dissiper l’engourdissement qui le saisissait, et il répétait à l’un de ses enfants :

— Es-tu toujours là ?

Le second fils, lui, ne rêvait pas. Il réfléchissait à ce qu’il venait de voir et d’entendre, à la passion insensée de Mathurin, à la violence de cet homme qui rendrait difficile, quand le père ne serait plus, la vie d’un chef de ferme à la Fromentière. Ce soir-là, dans son esprit inquiet, la tentation des terres nouvelles avait encore grandi.

Les yoles, avec le temps, gagnèrent le pré aux canes.




XI

LE SONGE D’AMOUR DE ROUSILLE


Les après-midi de dimanche étaient maintenant pour Rousille des heures de solitude. Elle ne pouvait retourner