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Page:Beaugrand - Lettres de voyages - France, Italie, Sicile, Malte, Tunisie, Algérie, Espagne, 1889.djvu/258

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LETTRES DE VOYAGE

« Le désordre était au comble, l’exaltation touchait à son paroxysme. Par la persistance du chant, du tambour et de l’oscillation, les Aïssaoua avaient atteint le degré d’organisme nécessaire à la célébration de leurs rites ; le délire, la catalepsie, l’extase magnétique, la congestion cérébrale, tous les désordres nerveux traduits en sanglots, en contorsions, en roideurs tétaniques, convulsaient ces membres disloqués et ces physionomies qui n’avaient plus rien d’humain. La lumière des lampes s’entourait d’auréoles sanglantes dans la rousse brume de poussière soulevée par ces forcenés, et ses reflets rougeâtres donnaient un air plus fantastique à cette scène bizarre, dont le souvenir nous est resté comme celui d’un cauchemar.

« Tout cela grouillait, fourmillait, trépidait, sautelait, dansait, hurlait dans un pêle-mêle hideux. Les mouvements de l’homme avaient fait place à des allures bestiales. Les têtes retombaient vers le sol comme des mufles d’animaux et une fauve odeur de ménagerie se dégageait de ces corps en sueur.

« Nous frissonnions d’horreur dans notre coin, mais ce que nous venions de voir n’était que le prologue du drame.

« Se traînant sur les genoux ou les coudes, ou se soulevant à demi, les Aïssaoua tendaient leurs mains terreuses au mokaddem, tournaient vers lui leurs faces hâves, livides, plombées, luisantes de sueur, éclairées par des yeux étincelants d’une ardeur fiévreuse, et lui demandaient à manger avec des pleurnichements et des câlineries de petits enfants.

« Si vous avez faim, mangez du poison, » leur répondit le mokaddem, comme le fit Sidi-Mohammet ben-Aïssa à ses disciples, qui s’en trouvèrent si bien, d’après la