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Page:Beauregard - L'expiatrice, 1925.djvu/29

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L’EXPIATRICE

doucement chemin ? Au fond, elle le préférerait.

— Vous changez, Paule, déclare tout à coup sœur Éloi.

— C’est vrai, répond la jeune fille. Tout le monde le remarque.

Cet aveu, elle le donne d’un air à la fois chagrin et extasié qui laisse perplexe son interlocutrice.

— Votre santé est-elle bonne, au moins ?

— Parfaite, ma sœur.

— Vous avez bon appétit ?

— Comme toujours.

— Et vous ne veillez pas trop tard ?

— Ma sœur, je me couche quelquefois à neuf heures !

— Alors, il faut croire que vous dépensez toutes vos forces à grandir. Vous avez… dix-huit ans, maintenant ?

— Oui ma sœur, c’est dix-huit ans que je viens d’avoir et il s’en faut de deux doigts que j’atteigne à la taille de mon oncle Rastel.

— À propos, qui donc ai-je rencontré, chez vous, le jour où je suis allé quêter ? Deux messieurs : un moyen et un grand. Je ne me rappelle plus comment on me les a nommés.

— Ce sont les deux frères et nos cousins à tous y compris grande amie du Foyer. Ils se nomment Édouard et Jean-Louis Dufresne et c’est le plus grand qui me donne des leçons.

— Vous apprenez toujours le latin ?

— Et le grec et l’anglais. Bientôt je commencerai en plus la philosophie avec mon oncle.

La bonne religieuse sourit.

— À quoi ferez-vous servir toute cette science ?

— Ma sœur, vous le savez bien, dit Paule.

Oui, elle le sait, mais c’était pour le plaisir de se l’entendre répéter.

— Alors, commente-t-elle, en posant sa main amaigrie sur celle de la jeune fille, tu n’as pas changé d’idée ?

— Loin de changer, ma sœur, s’il m’était donné d’entrer tout de suite…

Elle pousse un profond soupir.

— Je serais si heureuse, achève-t-elle, si tranquille !

— Mais tu l’es, heureuse, chez tes cousines ?

— Sans doute. Il ne m’est pas possible de le nier. Mais là où je ressens plus de bonheur encore, c’est au couvent, quand j’y viens : les portes pesantes qui se referment sur moi, les beaux murs nus, les salles sans tapis, voilà qui me satisfait.

Sa main toujours posée sur celle de la petite, sœur Éloi riait montrant jusqu’au caoutchouc rouge de son dentier.

— Chaque chose en son temps remarqua-t-elle. Vois donc, moi : j’avais vingt-quatre ans sonnés, quand je suis entrée au noviciat. J’étais l’aînée des filles ; ma bonne mère réclamait mes services ; alors, j’ai attendu. Et encore, sais-tu, sans me priver des divertissements honnêtes qui s’offraient.

Paule secoua la tête.

— Ce n’est pas la même chose assura-t-elle. Vous, ma sœur, vous étiez dans votre famille… Je sais bien que je dois un peu de bonheur à ceux qui m’ont adoptée et qui me choient à plaisir. Mais c’est égal : il est des moments où je me dis que si je tarde trop, je finirai par n’y pas entrer du tout, au couvent.

La main affectueuse ne se retira pas, mais le sourire de sœur Éloi s’angoissa, comme à une pénible découverte, et ce fut d’une voix toute peinée que la bonne sœur donna son opinion :

— Si c’était une épreuve trop forte, pour vous, d’être obligée d’attendre, c’est que vous n’auriez pas vraiment la vocation, ma petite Paule.

— J’ai trop peur que cela ne soit, avoua la jeune fille. J’ai peur d’être une épave pour tout de bon et de n’avoir pas plus de vocation que je n’ai de vraie famille. Pourtant, je ne veux pas, non, non, je ne veux pas me donner au monde. Mais, ce qui m’éprouve le plus, ce n’est pas tant l’attente que la vie que je mène. Pourquoi ne suis-je pas restée pauvre ? Jeune fille comblée, je m’énerve ; grande amie, à qui j’ai aussi expliqué cela, prétend que je me complique. Je ne vois plus clair en moi, ni devant moi, comme avant. Je veux et ne veux pas. Toutes mes joies sont mêlées de peine et mes peines mêlées de joie. Puis, je m’attache, je le sens bien, et au jour décisif, je serais capable de reculer, par lâcheté. Ce n’est plus Paule, cela, n’est-ce pas, ma sœur ?

Souriante, mais tout autant honteuse, elle posa sur son visage le voile fictif de ses mains aux doigts très écartés.

— C’est la lettre, reprit-elle, qui a commencé tous mes ennuis. Ruelle Luc, je vivais très austèrement, mais tranquille : voilà ce qui me convenait. Au Foyer, je possédais déjà beaucoup plus, eh bien, j’ai dû tout payer par la lettre. Oh ! si vous saviez ma sœur, comme elle m’a fait du mal, cette lettre. Toute sorte de mal. Je crois que je n’en guérirai jamais et je me permets de me demander si grand’mère n’aurait pas mieux agi en me laissant dans l’ignorance.

— Vous étiez au moins exposée à tout apprendre par la bouche d’un autre, le bon Dieu sait dans quelles conditions et à quel moment de votre vie. Car le monde est bien petit et tout finit par se savoir.

Paule regardait par la fenêtre, les toits enneigés d’alentour.

— Il me semble, émit-elle, qu’on devrait cacher le mal autant qu’il est en notre pouvoir de le faire. On se donne tant de peine pour paraître beau extérieurement et pour ne s’entourer que de beau, de net, de sain… Cette lettre, c’est pour moi comme si j’avais lu un mauvais livre. Mon esprit y revient à tout propos et je sens toute cette vie de mon père, sur mon âme. Je suis salie. Si encore il s’agissait d’un étranger, je me défendrais mieux, mais mon père… Ce qu’il a fait m’attire, me suggestionne. Tenez, ma sœur, ce n’est qu’un exemple, mais lorsqu’on me donne de l’argent pour mes plaisirs, quelque chose d’affreux court dans mes veines, et chaque fois, je suis prise d’une folle envie de tout gaspiller sur le champ pour l’unique joie de scandaliser mes