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L’EXPIATRICE

pe, elle se trouve moins que jamais en état de pourvoir à son existence.

La visiteuse qui a causé tout l’après-midi avec Mme Deslandes s’éloigne afin que la bonne dame puisse commencer les apprêts du souper. Le nord-est s’est apaisé et la maison s’enténèbre : il passe sûrement cinq heures. Volontiers, Paule se laisserait gagner à rester ici, dans sa berceuse profonde et tout près de la tortue ; mais sa santé, aussi bien que les besoins de son âme, exigent qu’elle accomplisse cet effort de s’habiller et de sortir.

C’est elle-même qui a fixé, pour sa quotidienne visite au Saint-Sacrement, cette heure tardive de l’après-midi afin que la trop prévenante Mme Deslandes n’ait pas l’idée de l’accompagner. Car Paule est devenue sauvage comme le fut son père après sa sortie du bagne. Les lettres l’attirent encore mais son prochain lui pèse et l’irrite et la femme autrefois excellemment chère et dont on lui a fait une dévouée compagne, c’est une lèpre à sa vie. Paule l’évite autant qu’elle peut ; elle dépense le meilleur de ses forces à la supporter ; mais il vient des moments, le soir surtout quand son sang s’enfièvre, où elle a peur de ne pouvoir résister à la tentation de lui sauter à la gorge et de lui nouer ses doigts autour du cou pour la faire taire, enfin, pour la faire taire ! !

Cependant, la jeune fille a pénétré dans la garde-robe qui, à cette extrémité, clôt le passage et après s’être enveloppée de lainages et de fourrures, courageusement elle se met en route. Dehors, le froid est moins dur qu’elle ne craignait et, en quelques minutes, la voici parvenue au but de sa course : l’église. Agenouillée dans l’un des premiers bancs, elle y prie bien. Elle n’a plus, pour ainsi dire, conscience de ce qui l’entoure, tout occupée qu’elle est à puiser du secours avec cette voracité des faibles qui entrevoient l’abîme.

Sensiblement réconfortée aujourd’hui comme les autres jours, elle s’en revient à pas lents, humant l’air vif et contente que le vent soit tombé. Dès le seuil, des odeurs de cuisson la saisissent tandis qu’un grésillement se fait entendre du fond de la cuisine.

Bien qu’elle ait allégé sa démarche, Mme Deslandes l’a entendue ou peut-être devinée, et la voici qui apparaît à l’entrée de la garde-robe, une fourchette à la main et ses yeux pâles brillant de tout leur éclat.

— Vous arrivez de l’église, Melle Paule ? s’assure-t-elle en essayant d’y voir dans cette garde-robe où la jeune fille s’est plongée.

— Oui, Mme Deslandes.

— Vous n’avez rien vu d’insolite ? rien entendu ?

— Mais non, rien.

— C’est que le petit me raconte une chose ! Lui aussi est entré à l’église ; juste le temps de faire une génuflexion et de se signer et il me dit que, dans le dernier banc à droite, il a aperçu un homme qui pleurait à sanglots, la tête dans ses mains…

— Voilà qui est étrange, remarqua seulement Paule.

Mme Deslandes en sera pour ses frais.

Le petit, c’est un garçonnet du village qui couche à la maison afin de rassurer la peureuse compagne de Paule. Comme récompense, on lui donne ses repas du matin et du soir et, avec cet instinct éveillé de l’enfance, il a immédiatement compris que le moyen de plaire à la dame c’était de lui rapporter, autant qu’il en trouverait, de potins et de nouvelles à sensation. Son succès de ce soir le grandit dans sa propre estime car, un étranger qui pleure dans une église de campagne, n’est-ce pas le champ ouvert à toutes les suppositions imaginables et inimaginables ?…

Mal encouragée par Paule, Mme Deslandes se rabat sur le petit et la cuisine s’emplit de sa voix heureuse et questionnante.

— Si vous voulez approcher, Mlle Paule, tout est prêt.

La jeune fille obéit sans se faire prier. Les repas ont d’ailleurs cela de bon qu’ils font courir du chaud dans ses veines.

— Une belle soupe à l’orge, Mlle Paule, annonce Mme Deslandes en déposant l’assiette fumante sur la table. Voilà qui va vous ravigoter une petite canadienne…

Ô surprise charmante, l’enfant a souri !

— Vous êtes bonne, Mme Deslandes, prononce-t-elle.

La soirée s’acheva sans autre incident. Mais au milieu de la nuit, lorsque Paule s’éveilla, tout en nage parce que dans ses craintes de petite frileuse elle s’était couverte de façon déraisonnable en se mettant au lit, elle ne reconnut pas ses impressions coutumiers. En fait, est-ce que depuis la veille quelque chose de désespéré et de très doux ne mitigeait pas l’amertume ordinaire de ses sentiments ? Quoi donc, au juste ?… Ah ! oui, c’est cet étonnant rapport de l’enfant qui l’a tant troublée : un homme qui avait pleuré dans l’église peut-être et probablement à l’heure où elle s’y trouvait…

Si malgré sa défense formelle déjà vieille d’un an, d’ailleurs, il allait, demain, se présenter à la maison ?… Force lui serait bien de le recevoir, à cause de Mme Deslandes qui n’est au courant de rien. Alors, tout serait oublié. Elle ne se souviendrait plus d’avoir souffert. Incapable de supporter plus longtemps la séparation, il s’était donc rendu jusqu’ici et lui, un homme, il avait pleuré !

Hier encore, Paule hésitait à attribuer la personnalité d’Édouard à ce mystérieux désolé mais voici que dans les ténèbres et le calme de cette nuit, en colloque suprême avec le problème, la conviction l’étreint toute. Peut-être que, pour se conformer malgré tout à ses ordres, il repartira sans avoir essayé de l’atteindre ; s’il vient, c’est d’ailleurs aussi fermement qu’elle lui renouvellera l’expression de sa volonté. Mais savoir qu’il s’est aventuré ici pour elle, lui son maître, son père par l’affection protectrice, lui son unique ami — car ce serait une injure de lui comparer le frère de Marthe, un jeune homme aux entraînements faciles et que, depuis de longues semaines, elle a chassé de son souvenir — lui, commettant la folie de se rapprocher d’elle par simple besoin du cœur, elle n’aura jamais payé assez