Aller au contenu

Page:Beauregard - L'expiatrice, 1925.djvu/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
L’EXPIATRICE

Alors rendons-nous y toutes deux, si vous le voulez bien, Mme Deslandes, car ce ne peut être que lui.

L’homme qui se tenait debout dans l’embrasure de la fenêtre, était de haute taille et bien fait de sa personne. Au bruit de leur pas, il tourna vers les arrivantes un visage long au front très développé, aux yeux presque entièrement cachés par les sourcils, à la moustache tombante sous laquelle les lèvres se dérobaient, elles aussi, sauf l’inférieure qui pendait, lourde. Un beau nez droit haut et mince, magnifiait le profil tandis que la mâchoire carrée ajoutait une force inattendue à l’ensemble hésitant des traits.

— Mais c’est Édouard ! fit Élisabeth, en s’avançant et en lui tendant la main. Et moi, continua-t-elle, qui arrivais avec une gronderie à la bouche… Car je pensais trouver Jean-Louis et puisqu’il était convenu qu’on nous attendait à la Pension…

— Un ami de mon frère est venu le réclamer, à la dernière minute, expliqua, de sa voix légèrement étouffée, le visiteur, et quant à vous attendre pour m’épargner la peine de me rendre ici, vous savez bien, cousine, que ces choses-là ne se font pas, même en notre siècle de décadence générale.

Il s’inclinait, galant, et un sourire délicat se devinait, sous la moustache fauve.

— C’est qu’alors, riposta Élisabeth, la décadence n’est pas aussi générale que vous voulez bien le prétendre.

Quelques minutes plus tard, ayant descendu la rue Bonsecours, les trois compagnons montaient dans un tramway du circuit St-Denis.

— Ainsi donc, remarqua Édouard, pendant que la voiture électrique se remettait en marche, c’est au fond l’une impasse que j’ai mission de vous conduire ?

— Et une des plus vilaines de la ville, renchérit Élisabeth. Sans une protection masculine, Mme Deslandes ne se serait pas risquée à y pénétrer ; quant à moi, je ne veux pas mentir, je crois que je m’y serais rendue tout de même, le cœur battant bien fort. Jean-Louis vous a sans doute appris quel était le motif de notre voyage ?

— Vraiment non : le garnement est parti plutôt à la hâte.

— C’est une vieille femme qui vient de décéder. Riche autrefois, elle meurt sur la paille et le Foyer adopte la petite-fille de seize ans qu’elle laisse complètement orpheline. Voilà pourquoi je tenais tant à profiter de l’heure libre qui m’échoit pour faire connaissance avec ma future pensionnaire et, du même coup, lui donner une marque de sympathie.

Édouard ne répondit pas. Dès les premiers mots, ses sourcils s’étaient levés, d’un vif mouvement, découvrant des yeux très bleus et, maintenant, les traits crispés, il regardait obstinément dehors, comme si le spectacle fuyant de la rue l’absorbait. Il ne secoua un peu sa préoccupation boudeuse qu’à la rue Ontario, lorsqu’il fallut changer de tramway et encore garda-t-il, au front, un pli sévère, qui jeta à son tour Élisabeth dans un monde de réflexions. Seule, Mme Deslandes s’agitait et ne savait comment retenir sa langue.

L’impasse qu’ils découvrirent après quelques minutes de marche sur la rue Ontario était gardée par un groupe de jeunes gens dépenaillés, aux allures de bandits, qui s’écartèrent avec ostentation devant Édouard et ses deux compagnes. Après des recherches qui ne tardèrent point à aboutir, ceux-ci gravissaient bientôt un escalier branlant, à la rampe toute pourrie. Située dans un fond de cour et appuyée à l’immeuble voisin, la maison où habitait Paule était en bois et d’une vétusté étonnante ; on éprouvait à la voir, l’impression qu’elle grimaçait de fatigue et qu’elle soupirait après l’instant où il lui serait permis de s’écrouler.

Au moment qu’Élisabeth révélait le but de son expédition nocturne, Édouard avait convenu avec lui-même qu’il n’entrerait pas dans la maison mortuaire, et qu’il se contenterait de faire le guet, à la porte ; mais, séduit par le pittoresque du décor, voici qu’il changeait subitement sa résolution et, à la suite des deux femmes, il pénétrait lui aussi dans le taudis qu’éclairait faiblement la lumière jaune des cierges. Comme si cette seule vue eût dû le souiller, il eut soin toutefois, de détourner les yeux de la forme rigide près de laquelle veillaient, en priant, deux Sœurs de la Providence.

Par contre, Élisabeth et Mme Deslandes s’agenouillèrent, tout près du corps, et, après qu’elles eurent prié à voix basse pendant quelques minutes, à la demande d’Élisabeth, l’une des religieuses commença tout haut la récitation du chapelet.

La femme qui reposait sur ce méchant lit de parade ne paraissait pas grande et on eût dit qu’elle s’était desséchée, avec l’âge, comme ces arbres découronnés de feuilles, aux branches raidies et au tronc crevassé, d’où la sève s’est retirée goutte à goutte. Les cheveux blancs et rares encadraient un visage fin, aux traits terriblement anguleux et que barraient de longs sourcils noirs.

Les prières achevées Élisabeth se remit debout et, avec une curiosité qui lui faisait mal à elle-même, elle contempla la femme inconnue dont les épreuves lui avaient été contées, comme une légende triste. Elle reposait enfin après quatre-vingt dix ans d’une vie toute hachée de malheurs et sous la garde des seules servantes de Dieu. Les réflexions se pressaient, nombreuses, dans l’esprit de la compatissante jeune parente : son cœur éclatait de tendresse tardive et aussi de remords car la fatalité avait voulu qu’elle apportât une dernière déception à celle qui en avait été abreuvée, sa vie durant.

Pieuse et des larmes plein les yeux, elle s’inclinait bientôt et, de ses lèvres, elle toucha les doigts décharnés qui se crispaient autour du crucifix.

De nouveau, elle se concerta ensuite avec les religieuses et, à sa demande, l’une d’elles se leva et passa dans l’autre pièce où une lampe s’alluma. Bientôt, une forme svelte d’adolescente toute baignée par la douce lumière rosée vint s’encadrer dans l’ouverture de la porte, faisant jaillir le même nom, dans l’esprit des visiteuses : Paule !