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Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/19

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GRANDGOUJON

core faut-il être sûr de ne pas tomber malade, pour prendre, à l’hôpital, la place d’un malheureux… »

Bref, il se contenta de cesser sa vie de paix, sans commencer une vie de guerre. Il ne reparut ni chez Creveau, ni au Palais ; arrêt de tout : il s’arrêta. Seulement, il cessa d’être heureux. Cette guerre le bouleversait. Il en avait la peau transie. Lui qui aimait la vieille rive gauche, depuis le Luxembourg que chaque printemps rajeunit, jusqu’au Jardin des Plantes, pauvre, démodé, mais touchant, il habitait près du délicieux dôme du Val-de-Grâce, Boulevard Saint-Michel, dans une vieille maison xviiie, dont les fenêtres d’arrière ouvraient sur le potager des Sourds-Muets, et depuis des années c’était une de ses joies naïves de vivre, en plein Paris, devant des poireaux et des tomates, le nez au-dessus de ce grand jardin charmant, avec bassin vieux style, ombragé d’un immense poirier. Mais sous la menace des Boches, tout ce plaisir devenait éphémère. Grandgoujon ne tenait plus chez lui, et dehors, dans les attroupements, il parlait aux badauds :

— Vous comprenez, vous, monsieur ? Qu’est-ce qu’ils veulent ces gens-là ?… On n’était pas heureux ?

Pour s’éclairer, il acheta trois journaux par jour. Il n’y lut que des nouvelles douteuses. Et chaque fois que sa mère lui apprenait : « Monsieur un Tel, tu sais, il est parti aussi », il tapait sa table :

— Où allons-nous ? Qu’est-ce qu’on va devenir ?