Aller au contenu

Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’un Rembrandt ou des repeints d’un Rubens. Le déplacement d’une toile lui coupait l’appétit, et, dans ce restaurant de la place des Pyramides où il venait chaque vendredi déjeuner, seul, en tête à tête avec les convives radieux de sa pensée, sa chère petite côtelette lui était amère si, devant un chef-d’œuvre, il avait entendu proférer quelque ânerie.

Dans l’horrible conflagration sociale où nous vivons, on aime à imaginer ce que devaient être, au moyen âge, ces calmes artistes traditionalistes, fabricateurs de cathédrales, de maisons de villes, de triptyques, qui ne respiraient que pour l’œuvre et mouraient anonymes, comme les abeilles de la ruche. Qui n’a rêvé le sort sans gloire, mais si plein de paix, du bon maître corporatif, occupé trente ans à ciseler la floraison paradisiaque d’une chaire en bois ou à évoquer dans la transparence des verreries peintes, le doux roman canonique de l’Évangile ? Glaize le Vieux fut l’un d’eux. Il vivait cette vie métaphysique, l’idéale. Rebelle à toute fréquentation mondaine, inconnu de ceux qui sonnent les trompettes de la renommée, et véritable moine de son art, il en était aussi le tâcheron. S’il avait une chapelle d’église à décorer, comme à Saint-Gervais ou à Saint-Sulpice, où il en a laissé d’admirables, il s’installait dès le matin sur l’échafaudage où son fils lui broyait ses couleurs, et il y demeurait jusqu’au soir, suspendu à sa vision, comme fra Angelico et les maîtres de la Renaissance, car, formiste savant et sûr de lui-même, il repoussait l’expédient du marouflage, et peignait à vif sur le plâtre frais, du premier coup, à même la muraille. Félix Bracquemond vous dirait qu’ils sont rares les « génies » sans exercice qui pourraient