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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/229

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bout de ce temps, fermentent encore. J’en donne mille de plus au pain du Siège pour rendre des chênes d’un bon gland dans sa poudrette.

Aux débuts du rationnement, ce fut d’abord un gâteau de jeûne où le seigle disputait encore au son la prédominance. Puis le son régna seul et sans réel désagrément. Ensuite, on y pila du riz que l’on avait encore en abondance. Au riz succéda le lin, gruau des cataplasmes, enfin la paille hachée, les feuilles sèches et l’écorce des platanes. Et cette borne franchie, on entra dans l’insondable. Tout fut enfourné dans les fours, tout fut pétri dans les pétrins, et l’on s’élança dans le cannibalisme. Les gindres aux torses nus étaient formidables à voir par les soupiraux. Ils malaxaient, n’importe quoi, et dans leurs pâtes gélatineuses, l’appoint de l’ordre végétal était fourni par l’ordre animal, l’ordre minéral aussi, et même l’ordre social.

Sur l’avenue des Ternes, dans la boulangerie où mon père est mort, il y a cinquante-huit ans, et qui, à l’heure où j’écris, n’a pas changé, il y avait un « geigneur » de pain exalté par le patriotisme qui dépassait toute fantaisie et unissait en lui une sorcière de Macbeth et un cyclope de Vulcain. Il ne pétrissait plus, il forgeait. Je me suis cassé des dents sur des clous dans mes trois cents grammes à base de corne et de papier chiffon. Le bruit courut un jour, et je me rappelle fort bien l’avoir lu dans les journaux, que l’on commençait à utiliser, dans cette alimentation de Radeau de la Méduse, les ossements des catacombes ! Je ne l’ai jamais cru, mais il est certain que les derniers jours le pain du Siège avait comme un goût de calcaire.