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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/261

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grommellements auxquels je ne prêtais qu’une attention distraite. Machinalement, j’avais tiré de ma poche l’un des cigares rothschildiens que le marchand de vins y avait fourrés « pour me tenir compagnie » et j’en brûlais l’encens aux dieux. Ce cigare, d’un parfum enivrant, était encerclé d’une bague en papier d’or sur lequel était brevetée son origine havanaise. S’il avait passé les mers, ce n’était certainement pas pour fleurer aux lèvres d’un poète. Il sentait le million à plein nez, et les olfacts de mes voisins de bosquet semblaient en humer, avec l’arôme, la conviction partagée. Ils me jetèrent un coup d’œil torve et se levèrent, brusques. Ils avaient identifié un franc-fileur de l’excellent général Cluseret, et mon vêtement, plutôt en hardes, masquait de son déguisement un bourgeois, sûrement, et un espion versaillais peut-être.

Sans perdre le temps à héler le garçon de service, je jetai sur la table le prix de ma consommation, et je filai à l’anglaise par les jardins. La pluie s’était mise de la partie, une pluie de printemps lourde et drue, qui, des routes, fait des torrents. Je suis de ceux qui, en pareil cas, ne sont jamais armés que d’une canne. C’est l’humeur lyrique qui veut ça. Le vrai poète ignore le parapluie, objet qu’on perd. En outre, à l’enjambement peu géométrique d’un ruisseau, force me fut de constater que mes souliers se séparaient de moi par la semelle. Quant à mon chapeau, il était de paille, ainsi qu’il sied pour le réveil, à date fixe, de la nature.

Tant que je fus dans Vincennes, je me guidai assez bien sous l’averse. Les rues m’en étaient usuelles et les auvents me couvraient de leurs abris échelonnés.