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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/314

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verbe français des honneurs que le brave Larroumet, par exemple, a décrochés vingt-cinq minutes après sa mort, les Beaux-Arts commanderont au sculpteur une statue polychrome, et Albertus aura un gilet en porphyre rouge. À ce prix, peut-être l’obtiendrait-on de la République néo-athénienne, ou si l’on veut, de la Nouvelle Athènes. Je ne me chargerai pas de la démarche.

Si vous voulez savoir à quel degré l’homme qu’on traite encore d’impassible a poussé la sensibilité, prenez l’un de ses plus beaux livres, et, naturellement l’un des moins connus, Tableaux de Siège, et lisez-y les quatorze pages intitulées : « La Maison abandonnée ». C’est la maison dont je vous parle. Vous y verrez comment l’impassible aimait, et non seulement les êtres, mais les aîtres. Il lui avait fallu fuir les siens sous les obus, et on l’en avait comme arraché pour le transporter rue de Beaune, près du Journal officiel, dans un appartement sans air, sans jour, où d’ailleurs il mourait de froid, de faim et de tristesse.

On n’avait apporté là aucune pièce du mobilier, sinon les chats, tous les chats, sur lesquels régnait l’illustre Éponine, personne considérable, ayant son couvert propre à table et son lit sur les genoux, comme chez Mahomet, du prophète. Gautier n’avait gardé auprès de lui que ses deux sœurs, Émilie et Zoé, ses charges d’âme. À peine avait-il pris le temps de courir mettre sa fille cadette en sûreté à Genève chez Carlotta Grisi, dans cette villa Saint-Jean, dont je vous parlerai, et qui fut le paradis de ses derniers rêves. Puis il était revenu en toute hâte, et comme on s’étonnait qu’à son âge il crût opportun de s’exposer aux vains périls de la guerre et de la famine,