Aller au contenu

Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une tristesse que la rencontre quotidienne d’autres condamnés errants sur les promenades, dans leurs plaids, n’était pas faite pour dissiper. À Garavan, surtout, ils traînaient comme des larves, de bancs en bancs, dardant des regards profonds, pleins de reproche, las, livides, et le contraste était poignant de leur théorie dolente avec le vol onduleux des mouettes qui s’ébattent en tout temps dans la baie, par familles aériennes.

J’en vins, un jour de toux, à me persuader que j’étais atteint, moi aussi, fondamentalement, du mal implacable et que mes jours étaient mesurés à la peau de chagrin pulmonique. J’y pleurai d’abord quelques élégies, plutôt lamartiniennes, que les camarades de la tablée me firent l’honneur de trouver convaincantes et démonstratives. Ils se mirent même à les chanter sur des airs allègres, puis ils les dansèrent à l’antique, comme aux noces de funérailles. Alexandre Grand, qui, grâce à son métier étrange, pouvait parler deux heures sans saliver, me « taylorisa » une oraison funèbre où « la forme » de Bossuet rivalisait avec « l’idée » de Commerson. Le lieutenant-ciseleur m’offrit une pipe énorme, véritable calumet, pour bûcher d’Hercule. Le pharmacien Black étiqueta : « teinture d’iode au foie de morue » une bouteille de vin de Barbera dont un verre changeait un Anglais du grand calibre en toupie hollandaise. Dans une composition à l’eau de miel colorée, Florence me décerna la tête d’Orphée recollée sur le tronc par les Ménades — et la bonne Marie, chargée du dîner suprême, le dîner des adieux, nous servit, pour la circonstance, une bouillabaisse telle qu’au bout de quarante ans j’en ai