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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/92

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d’une mère qui voit son fils revenu du régiment, il lança d’une chiquenaude :

— Vous me ressemblez à vingt ans !

J’ai reçu tout de même quelques compliments dans ma vie, mais celui-là m’empourpra d’une érubesence qui s’élargit jusqu’aux oreilles. Si ce Daumier m’avait ressemblé à vingt ans je lui ressemblerais donc à cinquante ? Et je ne sais pourquoi, l’effroi d’une dégradation physique et morale pareille à celle du « confrère » se cristallisa en cette conséquence qu’il fallait d’urgence déménager, selon son rite, aux sons ouatés de la cloche de bois. Voilà pourtant comme on raisonne au Parnasse.

— Alors… allons, fis-je subjugué.

Il y avait dans le salon-cuisine, dont il occupait la moitié, un formidable coffre en bois des îles, à la destination indécise, monté sur des pieds tournés comme ceux des billards, et qui ne révélait son but monstrueux que lorsque, la mâchoire ouverte, il dardait ses deux rangs de dents jaunes et noires. Nous l’appelions : le requin, par analogie avec ce redoutable cétacé, terreur des mers. C’était ce que dans la langue d’Érard et de Pleyel, on désignait sous le nom de piano carré. Ceux qui en ont vu en province n’en parlent pas sans se signer. Il fallait quatre hercules pour le porter et deux pour en tirer un son, dièze, bémol ou bécarre. Un camarade qui l’avait eu par héritage l’avait fait déposer chez moi, par manière de farce, et n’avait jamais voulu le reprendre. Il nous servait à tous les emplois, canapé, établi, bibliothèque, étagère à bottes et tréteau de comédie, que sais-je. Quant aux sons que contenait le sarcophage, seul mon chat savait les évoquer en se promenant de