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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/102

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les gens du Seize mai était d’appeler : Mâche-la-Honte le patron de ma boîte. En sus, ce Mâche-la-Honte, je l’avais célébré à lourde lyre sous son nom de Mac-Mahon pendant la guerre et mon diable d’hymne avait un peu fait le tour du monde. Je crois que sans les dominos, la présence de « son » peintre, la fatigue du cordonnier barricadeur, et la gaieté de notre milieu d’artistes, il y aurait eu des mots entre sa philosophie et la mienne. Il n’y en eut pas un et ce fut à peine s’il m’accusa de jouer aux dominos comme on joue aux osselets, — ce qui d’ailleurs est la vérité absolue.

Nous fîmes même quelques promenades ensemble autour du lac, dans le petit vapeur qui zigzaguait entre ses bords. L’une de ces excursions, dont le but était de dénicher de vieux tableaux chez un brocanteur juif de Lausanne, nous ayant conduit à Coppet, Rochefort fut reconnu et invité à visiter le château de Mme de Staël. Il ne pouvait s’y refuser sans s’aliéner les Vaudois qui pour la rancune sont deux fois Suisses. Mais avant d’arriver au séjour de « Corinne », il fallait, sous peine de quadrupler cette rancune, dire un petit bonjour à chacune des caves qui s’échelonnent en rivales sur le parcours. Ce petit bonjour consiste à avaler d’un trait des échantillons de la récolte annuelle et, cela, en des verres terribles, spécialement apodes pour cet usage. Rochefort ne supporte pas le jus de la treille et personne n’est moins œnophile. Je pus lui éviter quelques expertises grâce à la pénombre des souterrains, au sol desquels il fit ses libations par-dessus l’épaule, mais en arrivant au château, il en eût rendu, le malheureux, à la bourrique de l’Incorruptible et je fus forcé de l’aider à