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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/188

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Ils n’ont rien vu, comme on dit, ceux qui n’ont pas vu Charles Pillet, debout sur son estrade, diriger l’une de ces enchères légendaires où il jonglait avec des poids de cent mille livres comme avec de simples muscades. D’un œil infaillible qui valait à lui seul tous ceux que la fable prête à Argus, il avait reconnu un par un les pontes de la partie ; fussent-ils masqués par des hommes de paille, il sentait leur jeu, subodorait les ruses de leur stratégie et il eût pu dire, comme sur une carte : je les batterai-là ! Je n’exagère rien, et tel fut ce Charles Pillet, un Parigot du reste.

Il tablait sur un faible dont les amateurs ne se défendent pas plus que les amoureux — les mots sont synonymes — la jalousie, la bonne et classique jalousie, ressort de comédie de la plupart des passions humaines. Un Rembrandt donné, en doubler le prix s’il a deux acquéreurs rivaux, le tripler s’il en a trois, et ainsi de suite, par méthode savante dans la conduite des concurrences, Charles Pillet était maître sans pair à cet exercice beaucoup plus difficile qu’on ne pense, et où toutes les facultés, intellectuelles et physiques, sont tendues. Après les fortes joutes à millions, il rentrait chez lui, se couchait et dormait vingt-quatre heures, brisé.

Dans ce formidable Paris où les combats pour la vie en laissent à la lutte mythologique des Titans, l’hôtel Drouot livre chaque jour des batailles d’argent où tout est prétexte de guerre, l’œuvre d’art comme le reste, et plus encore que le reste. Le commissaire-priseur, aidé seulement de l’expert, m’a toujours fait l’effet d’un de ces défenseurs de ponts ou de défilés héroïques que le roman dispute à l’histoire. Beaucoup de ces magistrats se laissent déborder par le nombre