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Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/227

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francs cinquante qui datait, avec son habitude, de la fondation de l’établissement. Il y avait vu le 2 Décembre, par la vitrine, en fumant déjà cet incalcinable panatellas, toujours le même, où des milliers et des milliers d’allumettes se sont brisées sans réussir à y éveiller de la lumière, et qu’il arborait encore sous le règne de Jules Grévy. Ce cigare unique et inouï lui servait à épater le monde élégant qui juge les gens aux havanes. Pour moi il le remettait dans l’étui, n’ayant rien à me faire accroire.

Un jour pourtant il le sacrifia, mais aussi à quelle gloire ! Paul de Saint-Victor, dont il était le « fidus Achates », l’avait emmené de force et tout hurlant d’horreur en Italie. Il y saigna tout le sang de son corps déraciné. Il suivait son maître en soupirant et devant les plus beaux Raphaëls il gémissait en regardant sa montre — Midi, qui est-ce qui me prend mon coin au café Riche ?

Paul de Saint-Victor le traînait comme à la laisse. Il l’avait amené jusqu’à un petit torrent à demi sec, enjambé par un pont vermoulu, sous lequel des lavandières battaient et tordaient du linge ensoleillé.

— Claudin, mets ton panatellas et regarde. Ce gave, c’est le Rubicon !

— Vous me le jurez ?

— Sur Napoléon III.

— Ah ! mon Dieu, le Rubicon !

Et, tremblant d’histoire, il y jeta, me contait-il lui-même, oui, il y jeta, le panatellas, sacrifié au héros de Napoléon III.